Depuis que le judaïsme se conçoit comme une « religion1 » on la désigne en hébreu par le terme de daat, « connaissance. » De quelle connaissance parle-t-on ? Connaissance des textes et des rites ? Connaissance du divin, de la « vérité », de la vie, de soi ?
Les sociologues ont tendance à distinguer ces deux types de connaissance, pragmatique et spirituelle, en parlant de religion et de mystique2. Le religieux s’occuperait de connaissance au sens matériel – comme l’indique la double étymologie du mot religion : religio, de religere, « relire – les textes », et religare, « se relier à Dieu par le rite. » Le mystique, quant à lui, rechercherait la « connaissance » au sens spirituel : il s’occuperait, comme le décrit Buber, de « la relation d’un homme vers ce qui est ressenti comme Dieu »3.
Cette connaissance-là, même si elle passe souvent par l’étude des textes, ne les prend pas pour fin. Elle ne vise pas à une connaissance au sens intellectuel du terme, car celle-ci court toujours le risque de scinder la pensée du corps, l’intellect des émotions et la raison de l’âme, dissociations parfois dangereuses lorsqu’on se targue de l’autorité d’une tradition. La connaissance spirituelle, quant à elle, est totale au sens existentiel du terme. C’est elle qu’a vécue Adam lorsqu’il a « connu » sa femme, Hava (Bereshit 4,1). Elle est une connaissance par « corps », une expérience dont sort une relation nouvelle à soi et à l’autre, mais aussi – littéralement comme symboliquement – une vie nouvelle. Cette connaissance-là prend l’être tout entier : elle le transforme à travers la rencontre. Car aucune vraie rencontre ne laisse indemne.
C’est pourquoi la connaissance spirituelle est une forme de co-naissance. Il en va ainsi des rencontres avec les textes comme avec les êtres. Dans la rencontre textuelle, ce n’est pas le lecteur seul qui sort transformé par la lecture. Le texte lui-même renaît sous ses yeux, comme le montre la diversité d’interprétations possibles à partir des mêmes mots. C’est ce que disent les penseurs postmodernes de la déconstruction – « il n’y a pas de texte, il n’y a que des lectures », nous rappelait Derrida. Mais c’est aussi ce que nous dit déjà la Torah d’elle-même, lorsqu’elle nous rappelle qu’elle se donne à voir dans ses shivim panim, ses soixante-dix visages, et dans l’infinité d’interprétations auxquelles ceux-ci se prêtent (allégorique, philosophique, numérique, littéraire, philosophique, intertextuelle, psychanalytique, midrashique, mystique…), augmentés par les quatre niveaux de lecture (pshat, remez, drash, sod 4). Une diversité doublement vitale, car elle nous sauve à la fois de la platitude et des fondamentalismes.
Or lorsqu’on fait de la teshouva, le « retour » à la religion, une « réponse5 », la connaissance prend le risque de ne plus penser, et par là, de perdre de sa fertilité. C’est pourtant contraire à l’esprit du Talmud, qui prend soin d’enregistrer toutes les makholokot (disputes) et de garder les opinions dissidentes, même lorsque la loi a tranché. Si l’on enlève, à coups de réponses déjà données, le cheminement de la rencontre, la confrontation avec le texte, il n’y a plus de pensée. Il y a certes connaissance comme « savoir » (comme mémorisation des textes, des rites). Mais il n’y a plus co-naissance comme renouvellement de soi (comme révélation mutuelle du lecteur et du texte). Là réside le grand écueil de toute éducation – religieuse ou non. Lorsque la connaissance se donne sans pensée, lorsque le savoir ne devient que la mémoire de mots empruntés à d’autres et répétés mécaniquement, lorsqu’elle ne passe plus par nous pour nous bousculer, nous remettre en cause, nous transformer, alors la connaissance devient stérile, et la Torah, cet « arbre de vie », devient lettre morte. C’est précisément ce dont mettait en garde le Kotsker Rebbe, lorsqu’il réprimandait son disciple pour une étude trop hâtive : « Tu as traversé le Talmud, mais toi, le Talmud t’a-t-il traversé ? ».
C’est à cela que j’invite ceux avec qui je m’assois pour être leur havrouta, leur partenaire d’étude : à aller à la rencontre du le texte, à se laisser traverser par lui. Car la tâche du Juif est d’investir le texte de sa propre vie. Lo davar rek mikem, nous rappelle Moïse – une phrase que Rashi traduit, jouant sur les mots, comme « Ce n’est pas une parole vide de vous » (Deutéronome 31,24). La Torah ferait sens dans la mesure où elle serait pleine de nous : du sens que l’on y met en l’étudiant, en y investissant nos vies.
C’est pourquoi j’aime particulièrement accompagner les célébrants de bar et bat mitsva dans le travail de préparation de la drasha. Aux côtés de la prière et de la lecture de la Torah, la drasha, le commentaire de la parasha de la semaine, fait partie du triptyque dessinant le rite de passage que l’on appelle bar mitsva (le « fils du commandement »), ce moment où l’enfant devient un homme (ou aujourd’hui, dans de nombreuses communautés, une femme), en devenant responsable pour ses propres mitsvot vis- à-vis de Dieu. Alors que les deux premiers rituels consistent à montrer que l’on a acquis la tradition et que l’on est capable de la rejouer, la drasha, au contraire, consiste à proposer une réflexion personnelle.
Ces deux dimensions, la répétition du rite collectif, et la créativité du discours individuel, sont essentielles et complémentaires : à travers elles, le Juif dit d’une part qu’il est le dépositaire d’une tradition, et d’autre part que, loin d’être un keli (contenant) vide se contentant de répéter ce qu’il a appris, il y ajoute sa voix propre, contribuant ainsi à l’édifice collectif des interprétations superposées au fil des siècles et dialoguant les unes avec les autres par-delà le temps et l’espace, afin de pouvoir transmettre à son tour. À travers ces trois facettes de la bar mitsva, l’enfant en train de devenir adulte montre comment la tradition pourra passer par lui, et se projeter dans le futur.
Au niveau de l’ethos culturel, un autre message s’ajoute. Ce que dit l’exercice de la drasha, c’est que, dans une perspective juive, on prend sa place en prenant la parole. C’est à travers sa parole, reflet, idéalement, de sa pensée, que le Juif devient adulte. On est ici à l’inverse de la daat comme teshouva, « réponse ». Dans le type de co-naissance à laquelle invite l’étude juive, on se donne à renaître à travers la conversation avec le texte et avec un partenaire d’étude. Une naissance non pas biologique cette fois, mais spirituelle : une transformation de soi6 qui passe par la réflexion. Ainsi, nous dit le rite de la bar mitsva, c’est par la pensée que l’on sort de l’enfance. Or la pensée commence souvent par un choc – surtout quand on se confronte à la Torah.
Cet été, je lisais la parasha Réeh avec deux célébrants. Le premier venait d’une famille « mixte » : son père était juif, sa mère non. Élevé, de surcroît, à l’école républicaine, où l’on célèbre l’idéologie occidentale moderne universaliste des Droits de l’homme, avec ses valeurs d’égalité et de fraternité, il était choqué de lire « Vous devez détruire tous les lieux où les peuples dépossédés par vous auront honoré leurs dieux » (Deutéronome 12,2). La seconde venait d’une famille dont les parents étaient en plein divorce. Elle a été frappée par les paroles d’ouverture de la parasha, qui déclarent : « Voyez, je vous propose en ce jour, d’une part la bénédiction, la malédiction de l’autre. La bénédiction quand vous obéirez aux commandements de l’Éternel, votre Dieu » (Deutéronome 11,26). La malédiction inversement.
Devait-elle, cette enfant, comprendre que ce malheur qui la frappait, des parents qui se séparent était une punition divine ? Sa famille était-elle en décomposition du fait d’une malédiction divine, parce qu’elle aurait « fauté » ?
Dans les deux cas, s’en tenir au pshat serait terrifiant. Pour l’enseignant, une prise de position s’impose : faut-il défendre la Torah à tout prix, notamment lorsque l’on tombe sur des psukim (versets) qui, pour ne citer que quelques exemples, décrivent l’homosexualité comme une « abomination », ou commandent la mise à mort de celui qui ne garde pas le shabbat ?
La mienne est loin du triomphalisme. Je ne cherche pas à tout prix à répondre aux interrogations douloureuses que peut susciter le texte. Je ne cherche pas à lui donner raison, à le justifier. D’une part, j’invite à la recontextualisation du texte dans une perspective historico-critique – ce qui n’enlève rien, à mes yeux, à son caractère sacré. D’autre part, quand c’est le cas, j’admets simplement ma propre impuissance à le comprendre. Et je dis que la conversation reste ouverte. C’est d’ailleurs ce qui fait son sens en tant que « relation » : une conversation qui parfois semble fluide, parfois difficile, un amour parfois fervent, parfois déçu, un lien qui parfois se distend et parfois se rapproche, mais qui toujours nous transforme – comme tout rapport vivant. La seule connaissance qui compte est celle qui transforme. Or cette transformation est bien une forme de teshouva comme retour, comme retour à soi : le Talmud (Nidda 30b) nous dit que le fœtus connaît toute la Torah dans le ventre de sa mère mais, qu’à la naissance, un ange vient poser un doigt sur sa bouche, de sorte qu’il oublie tout. Le chemin d’apprentissage de l’Homme – apprentissage de la langue, de la lecture, de l’écriture, des cultures et traditions humaines, ne serait qu’un chemin de ressouvenir. Et ce ressouvenir se fait à travers les rencontres, notamment avec les textes.
Le petit a pu mieux comprendre, grâce à la contextualisation socio-historique, les raisons culturelles de l’intolérance biblique à l’égard des autres religions; il a pu voir, grâce à l’intertextualité, que cette position très choquante n’était que l’un des aspects d’un ethos bien plus large et plus complexe à l’égard de l’Autre – un ethos incluant une insistance sur l’amour que le juif doit porter à « l’Étranger ». Le petite a pu réfléchir, avec Adam et Ève, Job et Gam zou le tovah (« Cela aussi est pour le bien »), à la notion de « malédiction » et de « bénédiction », à la manière dont l’un peut se retourner en l’autre, au pouvoir que nous avons d’interpréter les événements de nos vies, et à comment nous porterons toujours en nous les tables d’alliances brisées, de même que nous pourrons en conclure de nouvelles. Ils ont lu la Torah à la lumière de leurs vies et réciproquement, et j’espère qu’ils poursuivront la conversation.
1. C’est-à-dire depuis, après la Haskalah, que l’on s’est mis à diviser un judaïsme « religieux » d’un judaïsme « culturel ». Voir à ce sujet le très interessant ouvrage de Leora Batnitzky, How Judaism Became a Religion : An Introduction to Modern Jewish Thought, Princeton University Press, 2011
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2. Voir à ce sujet Ernst Troeltsch, The social teaching of the Christian churches, vol.II, New York : Harper, 1960, p. 730; Max Weber, Économie et société. Tome 1. Les catégories de la sociologie, Paris : Plon, coll. Pocket Agora, 1995 (1e éd. 1971), p. 100; Martin Buber, « La mystique comme solipsisme religieux » Verhandlungen des ersten deutschen soziologentag vom 19-22 Oktober 1910, Tübingen, 1911, pp.166-207, in Dominique Bourel, Martin Buber, sentinelle de l’humanité, Paris : Albin Michel, 2015.
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3. Bourel, précit, p. 179.
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4. Le niveau littéral de lecture, le niveau allégorique, le niveau interprétatif, et le niveau ésotérique.
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5. L’amphibologie de la terminologie hébraïque renvoie au double de sens du mot teshouva comme « retour » ou comme « réponse ».
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6. C’est ainsi que Michel Foucault, sur le modèle de la philosophie antique, décrit la pratique spirituelle: comme pratique de soi visant à la transformation du sujet. Michel Foucault L’herméneutique du sujet. Cours au collège de France, 1981-1982, Paris, Gallimard, Seuil, coll. Hautes Études 2001, p. 16.
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