L’histoire se passe en Pologne au siècle dernier. Une pauvre femme à qui l’on doit de l’argent se voit remettre par son créancier un paiement en nature : un paon. N’ayant jamais vu de paon, elle va consulter son rabbin pour savoir si le paon est kasher, s’il est apte à être consommé selon la loi juive. Le rabbin lui répond.
– « Mon père, le grand Rabbi Yankel, a toujours dit que le
paon n’était pas kasher.
– Que vais-je faire de mon paon ? demande la vieille femme.
– Laisse-le dans ma basse-cour, je m’en occuperai et tu pourras venir le voir quand tu le désireras. » Le paon intègre donc la basse-cour du rabbi et la femme vient lui rendre visite régulièrement. Passent un mois, deux mois… Un matin, elle arrive dans la basse-cour. Plus de paon! Elle se précipite chez le rabbi.
– « Rabbi, rabbi, où est mon paon ?
– Ton paon, quel paon? Mais je l’ai mangé!
– Quoi ? Tu l’as mangé? Mais tu m’as dit que ton père le grand
Rabbi Yankel a toujours dit que le paon n’était pas kasher!
– Oui, c’est vrai, mais sur la question du paon, mon père et moi n’avons jamais été d’accord! »
Voilà une histoire juive telle que les aimait Sigmund Freud.
Elle m’a été racontée par mon grand-père, qui parlait dix-sept langues, toutes en yiddish… Je remercie Stéphane Zagdanski de me l’avoir offerte.
Poussons la porte de la salle d’étude : les étudiants, penchent sur les textes du Talmud, sont assis ou debout, un genou sur un banc ou sur une chaise, dans une ambiance où le désordre, le brouhaha, la gesticulation véhémente et les allées et venues incessantes sont la règle. Sur des tables rarement alignées foisonnent pêle-mêle des traités du Talmud de grand format et divers ouvrages de commentaires, ouverts, empilés les uns sur les autres. L’un à côté de l’autre, mais plus généralement l’un en face de l’autre, les étudiants lisent à haute voix, se balançant d’avant en arrière, de gauche à droite, ponctuant les articulations difficiles du raisonnement avec de larges gestes du pouce, frappant frénétiquement les livres ou la table, voire l’épaule du compagnon d’étude, feuilletant avec fébrilité les pages prises et remises rapidement dans les rayons de l’immense bibliothèque qui fait le tour de la salle. Les protagonistes de cette « guerre du sens » essaient de comprendre, d’expliquer et d’interpréter.
Rarement d’accord sur le sens du passage étudié, ils vont consulter le maître, qui explique, prend position, argumente les thèses proposées et calme pour un instant le combat passionné des consultants. Sur une autre table, plus loin, un étudiant s’est endormi, les bras croisés sur son texte du Talmud. À côté de lui, un autre sirote un café et fume une cigarette d’un air méditatif, concentration nécessaire à la suite de la recherche. Tout bouge! Le beit hamidrash connaît une effervescence ininterrompue où, de jour comme de nuit, résonnent les voix, le bruissement infini de l’étude. Que nous sommes loin de l’ambiance des bibliothèques et de leurs salles de lecture, dans lesquelles on peut assister avec sur- prise, peut-être avec angoisse, à ce phénomène d’indifférence qu’entre- tiennent des personnes qui se côtoient des jours et des mois entiers sans échanger un seul mot, sans esquisser le moindre signe de reconnaissance!
Comme tout grand texte, le Talmud recèle son projet plus entre les lignes que dans les lignes. En deçà et au-delà de tous les thèmes et tous les problèmes du Talmud s’agitent la question de l’ouverture et de la vie du sens, la recherche d’une parole en train de se construire qui ne vient pas s’échouer dans une vérité définitive, l’émergence de «nouveaux visages» du sens qui constitue la temporalité même.
La problématique du Talmud est aussi essentiellement politique car elle vise l’organisation d’une sociabilité fondée sur la liberté et le refus radical de tout enfermement. Et la mahloket en est l’un des outils fondamentaux.
C’est peut-être dans cette ambiance de la maison d’étude que je viens de décrire que nous pouvons sentir le mieux la dimension et la fonction des textes de la tradition talmudiques, c’est-à-dire leur aspect anti-idéologique. Car ce qui frappe en effet d’emblée le lecteur du Talmud et du Midrash, c’est l’importance du dialogue dans la mise en chantier de la pensée. La mahloket c’est le dialogue entre les maîtres.
Rares sont les sujets sans controverses. Dès qu’un maître propose une interprétation, son interlocuteur ébranle sa position, sa positivité : déstabilisation incessante, pensée athétique qui résiste à la synchronisation, à la synthèse qui voudrait se faire concept unique et universel énonçant la vérité. Ainsi la mahloket est la première porte de la sagesse.
La sagesse, hokhma, s’écrit des quatre lettres hébraïques : hèt et kaf, suivies de mèm et hé, deux lettres qui écrivent le mot ma qui signifie « quoi ? ». Les deux premières lettres forment une racine dont le premier sens est « palais » (hèkh), au sens de la « voûte supérieure de la bouche », qui sépare la cavité buccale des fosses nasales. C’est le lieu de passage où les aliments aussi offrent leur goût1 .
Le second sens peut sembler surprenant a priori mais complète le premier : hokh signifie « eczéma ». Le sens est ainsi celui de provoquer une démangeaison, le fait de « gratter », le « frottement de deux éléments l’un contre l’autre ». Le palais est bien le lieu de frottement permanent de la langue et de la voûte supérieure de la bouche. Le verbe hébraïque h-kh-kh, « frotter », confirme cette signification. Le substantif hikoukh est un « lieu de frottement » au sens concret et abstrait, comme dans « conflit2 ».
Le fondement de la sagesse est donc le « frottement », métaphore que l’on peut traduire ainsi : pour qu’il y ait sagesse et non seulement idéologie ou bêtise3 , il faut qu’il y ait confrontation, opposition et non acquiescement passif à tous les discours qui sont offerts, même les plus séduisants. Il faut qu’il y ait dialogue dans lequel chacun apporte une parole autre, une pensée autre. Avec cette conscience aiguë que, comme dit magnifiquement Alain :
« […] Socrate n’est point mort ; partout où des hommes libres discutent, Socrate vient s’asseoir, en souriant, le doigt sur la bouche. Socrate n’est point mort ; Socrate n’est point vieux. Les hommes disent beaucoup plus de choses qu’autrefois; ils n’en savent guère plus ; et ils ont presque tous oublié, quoiqu’ils le murmurent souvent dans leurs rêves, ce qui est le plus important, c’est que toute idée devient fausse au moment où l’on s’en contente4 . »
Le frottement, c’est la juxtaposition de deux pensées qui n’ont rien à voir, et qui s’opposent sur l’interprétation du monde et des textes, c’est la juxtaposition aussi de deux textes qui n’ont rien à voir l’un avec l’autre et dont l’insolente proximité invite à une nouvelle sagesse, de nouveaux chemins qui parfois, et c’est leur force, ne mènent nulle part !
Dialogisme fondamental, la mahloket est la première ouverture, le premier espace qui «désigne l’écart et la séparation comme l’origine de toute valeur positive». Cet espace d’entre-deux est la manifestation la plus éclatante du refus de l’enfermement. La mahloket est une situation anti-idéologique par excellence. Les perspectives contrastées et conflictuelles du sens, le pluralisme interprétatif forment un tissu serré dans lequel chaque point de vue advient à lui-même par sa confrontation avec d’autres points de vue. Chaque interprétation représente un enchevêtrement noué à l’intérieur d’un réseau infiniment compliqué, toujours soumis au tournoiement.
La mahloket, c’est l’impossibilité de penser seul, évitant ainsi le risque de transformer une «parole propositionnelle» en «parole impositionnelle», qui peut être source des pires violences. La mahloket nous rappelle que: «Le sens est toujours plusieurs, qu’il y a surabondance de significations et que « Un a toujours tort », tandis que « la vérité commence à deux » : d’où la nécessité de l’interprétation qui n’est pas dévoilement d’une une vérité cachée, voire ambiguë, mais lecture d’un texte à plusieurs sens et n’ayant aussi d’autre sens que « le processus, le devenir » qu’est l’interprétation5 .»
Par ce dialogue, philosophique, se met en place une inter-critique qui permet à la rationalité de chacun de s’affiner en prenant ses distances par rapport à une acceptation non critique de ses propres évidences et évite ainsi l’unidimensionnalité typique des idéologies6.
L’inter-critique talmudique implique que chacun suppose à l’autre du dialogue un degré égal de rationalité, ce qui doit, entre autres, empêcher l’ironie ou la caricature de la position adverse, ce qui serait une manière différente de retomber dans le monologue et l’autosatisfaction, voire la suffisance de sa propre argumentation.
« Deux hommes, s’ils veulent s’entendre vraiment, ont dû d’abord se contredire. La vérité est fille de la discussion, non pas la fille de la sympathie 7 . »
On se souvient tous du « four d’Akhnaï8 » et des controverses de Hillel et Shammaï, de Rabbi Yohanan et Resh Lakish9 , Abayé et Rava, de Rav et de Shmouel. Elles rythment les pages de tout le Talmud lui conférant ce style si particulier et si dynamisant pour la pensée.
Grâce à la mahloket, aucune opinion ne peut prétendre énoncer la vérité unique. Nous entrons ainsi dans un relativisme souvent perçu comme dangereux, surtout aux yeux de ceux qui sont avides de certitudes et de croyances absolues. La mahloket n’est pas une dialectique, au sens courant du terme, où deux thèses opposées sont résorbées et effacées dans une synthèse ou dans le choix de l’une d’elles. Les deux thèses sont là pour créer une tension infinie, un intervalle dans lequel se met en mouvement une « hyperdialectique », au sens donné à ce mot par Merleau-Ponty : « L’hyperdialectique est consciente que toute thèse est une idéalisation, que l’Être n’est pas fait d’idéalisations ou de choses dites, comme le croyait la vieille logique, mais d’ensembles liés où la signification n’est jamais qu’en tendance 10… »
Les implications philosophiques de la mahloket sont importantes. Le fait qu’un même texte ou qu’une même situation concrète de la réalité puisse offrir d’innombrables interprétations implique qu’il n’y a pas d’interprétation « vraie », mais seulement des interprétations « justes », qui ne sont que des possibilités du monde, et non le monde lui-même. On sort ainsi de la logique binaire du « vrai » et du « faux » pour entrer dans ce que nous appelons la « logique du sens ». Comme la formule très bien Nietzsche : « Il existe toutes sortes d’yeux […] aussi il y a en conséquence toutes sortes de vérités, et en conséquence il n’y a aucune vérité 11. »
Par la mahloket, le Talmud fait éclater la notion de vérité et instaure un pluralisme interprétatif qui fait obstacle à l’idéologie de l’« explication vraie ».
Dans le pluralisme interprétatif, aucune interprétation n’est rejetée — sauf celles issues de la violence ou qui produisent de la violence12. Chaque commentaire, chaque explication est transformée en hypothèse parmi d’autres, en élément explicatif parmi une diversité d’autres possibles. Si la force explicative d’une hypothèse l’impose comme la solution la plus plausible, son intégration dans un faisceau d’autres causes et d’autres motifs lui épargne les excès réducteurs inhérents au dogmatisme. La démarche pluraliste laisse alors aux futurs lecteurs le soin de mettre l’accent plutôt sur tel niveau de l’interprétation que sur tel autre, étant bien entendu que le choix d’un de ces niveaux constitue une abstraction méthodique par rapport à la façon dont ils se trouvent étroitement imbriqués dans la réalité historique concrète.
Ainsi on peut faire remarquer que la philosophie talmudique de la signification s’oppose à la philosophie platonicienne sur un point fondamental. Percevoir le monde ne consiste pas en une prise, par la conscience, d’un objet ou d’une personne qui seraient atteints dans leur réalité vraie ou dans leur essence organisée en structure idéelle et atemporelle. Il n’y a pas pour le Talmud un monde de significations qui précède le langage et la culture qui l’expriment. Dans la logique du sens, « la signification donnée par l’interprétation ne se sépare pas de l’accès qui y mène. L’accès fait partie de la signification elle-même13 ». Il y a une « historicité fondamentale14 » qui fait entrer, dans l’interprétation subjective de chaque proposition de monde, toute l’épaisseur concrète de l’existence – corporelle, technique, sociale et politique15.
« Bergsonisme qui est aussi une forme d’antiplatonisme, où l’intelligible n’est pas concevable en dehors du devenir qui le suggère. Il n’existe pas une signification en soi qu’une pensée aurait pu atteindre en sautant par-dessus les reflets déformants ou fidèles, mais sensibles, qui mènent vers elle 16. »
Le dialogisme de la mahloket montre que notre perception s’effectue à travers une suite de profils patiemment mis au jour de génération en génération, selon lesquels la chose apparaît. On peut bien dire qu’en droit ces profils sont infinis, alors qu’en fait nous nous contentons d’une suite nécessairement finie de profils pour aller à l’objet ou saisir une situation concrète de la réalité. À côté de l’objet, il reste cependant cette réserve inépuisable de profils qui donnent à l’objet, pour le sujet percevant, un ensemble ouvert et infini de possibilités indéterminées qui ne sont pas elles-mêmes actuellement perçues. Cette conscience des « marges » de la perception, que la phénoménologie husserlienne a nommée « halo », « horizon » ou « surplus », introduit un infini dans toute situation d’être-au-monde, un au-delà, en un mot une transcendance.
Dans la modalité dialogique que met en place le Talmud, l’autre du dialogue n’est pas seulement celui à qui l’on s’adresse, il est également le garant d’une déficience de la représentation, « marge » vivante déjouant la satisfaction d’une intentionnalité araignée, qui se donne le monde par représentation, rassemblement de la diversité et de la dispersion temporelle.
Par cette existence impossible à englober dans une synthèse, par cette impossible annulation de deux thèses contradictoires naissent la proximité, le face-à- face et tout simplement la société, selon les formules maintenant classiques de Lévinas. C’est en ce sens que la mahloket talmudique doit être nommée « dialectique transcendante », car l’autre du dialogue n’est pas seulement un effet de style. Il n’a pas pour rôle de mettre en valeur celui qui parle. Ici encore nous pouvons évoquer Platon, mais cette référence ne sera éclairante que négativement17. La dialectique platonicienne est une « dialectique immanente ».
L’interlocuteur, dans bon nombre de cas, se contente de dire : « Oui… », « Non… », « C’est exact… », « Je le pense aussi… », etc. C’est en fait le personnage central du dialogue qui formule les questions et les réponses. Au contraire, le maître du Talmud, à un certain moment de sa recherche, sait qu’il peut tomber dans le piège d’un savoir définitif ; son étude dans le dialogue ne vise donc pas à conforter un savoir préalable, il demande à être ébranlé, inquiété, mis en échec, débordé. Il refuse ainsi le danger de sa propre impatience, qui le guette sans cesse, « tapie à la porte » (Genèse 4, 7). Apprendre n’est pas acquisition d’un savoir déjà là, se trouvant de toute éternité chez l’élève ; apprendre n’est pas réminiscence et l’enseignement n’est pas une maïeutique18.
À propos de la mahloket, le Talmud dit : « Elou veélou divré élohim hayyim : Les paroles des uns et les paroles des autres sont paroles du Dieu vivant. »
Il faut entendre cette phrase sous une forme conditionnelle : « S’il y a paroles des uns et paroles des autres, alors ce sont des paroles du Dieu vivant, paroles vivantes de Dieu19. »
1. Voir Job 12, 11 et 34, 3; cf. aussi Cantique 2, 3 et Proverbes 24, 13
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2. Voir Larousse hébreu-français, de Marc M. Cohn, édition enrichie et mise à jour par Moché Catane, 2006, p. 230.
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3. Au sens flaubertien ; voir Milan Kundera, L’art du roman, Gallimard, dernière partie, le discours de Jérusalem.
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4. Alain, Les marchands de sommeil, Discours de distribution des prix, Lycée Condorcet, juillet 1904. Avant-propos au recueil Vigiles de l’esprit, Gallimard en 1942.
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5. Maurice Blanchot, L’entretien infini, Gallimard, 1969.
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6. Sur ce point, cf. Henri Atlan, Tout, non, peut-être. Éducation et vérité, édition du Seuil, p. 275 et sq.
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7. Gaston Bachelard, La philosophie du non, PUF, 1940, collection « Quadrige », 1983, p. 134.
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8. Baba Metsia 59a et b., cf. p. 12.
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9. Baba Metsia 85b et 85a
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10. M. Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, Gallimard, 1964, p. 129.
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11. Cité par Karl Jaspers in Nietzsche, Gallimard, 1950, Tel Gallimard, p. 189.
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12. Je m’appuie sur l’analyse que je propose du verset d’Exode 20, 25: Tu ne feras pas d’autel en pierre taillées, car ton épée les aura touchées et tu les auras ainsi profanées.
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13. Lévinas, L’humanisme de l’autre homme, Fata Morgana, 1972, p. 33. Voir aussi De Dieu qui vient à l’idée, Vrin, 1982, p. 140
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14. L’expression se rapporte à la manière dont Merleau-Ponty envisage la construction de la signification à partir de son historicité à chaque fois différente, pour les autres et même pour soi-même, en fonction du temps qui passe et du contact avec les autres qui nous fait comprendre le même phénomène différemment. Lévinas, ibid., p. 32.
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15. ibid.
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16. ibid., p. 30. Le titre du chapitre est éloquent : « Antiplatonisme de la philosophie contemporaine de la signification ».
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17. Sur cette opposition on relira avec attention Lévinas, De Dieu qui vient à l’idée, Vrin, 1982, p. 212 et sq: Le dialogue: conscience de soi et proximité du prochain.
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18. Apprendre commence par la capacité d’oublier. Voir traité talmudique Nida 30b.
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19. Traité talmudique Erouvin 13b. Référence souvent rapportée qu’il est important d’étudier dans son entier car le texte apporte des considérations éthiques sur le choix de l’une des interprétations après que l’on ait dit qu’elles ont la même valeur et la même
pertinence.
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