
ON ENTEND SOUVENT DIRE QU’IL SERAIT IMPOSSIBLE AUJOURD’HUI DE FAIRE TEL OU TEL SKETCH À SUCCÈS D’IL Y A QUELQUES ANNÉES. L’HUMOUR S’INSCRIT-IL DANS UNE TEMPORALITÉ?
Il existe des thèmes éternels, qu’il s’agisse de la famille, de la santé, du travail, de l’érotisme, etc. Mais bien sûr, il existe aussi toujours des humours locaux dans le temps et dans l’espace: on rit de certaines choses qui sont relatives à notre temps. Les grands thèmes transversaux survivent toujours, seule leur construction change. Coluche, Desproges, avaient aussi leur manière de dire les choses, et cette manière, ce degré de finesse, rend les choses drôles.
PARLONS ALORS DE DIEUDONNÉ. SES PARTISANS DÉNONCENT UNE CENSURE ET DISENT QUE DESPROGES ET SON SKETCH SUR LES JUIFS PAR EXEMPLE NE SERAIENT PLUS AUDIBLES AUJOURD’HUI, QU’EN PENSEZ-VOUS?
Je pense que l’humour n’a pas de loi. Cela dépend de qui et de comment on construit ce qui a vocation à faire rire. J’imagine qu’il y a des sociétés ou des cultures dans lesquelles on ne peut pas rire de certaines choses. Chez les juifs pourtant, on a toujours pu rire de tout – mais pas n’importe comment. La moquerie, le sarcasme, ne font rire que ceux qui n’aiment pas le sujet de la blague. L’autodérision est bien plus inclusive. Et plus l’humour est subtil et intelligent, plus il est qualitatif. Ce que l’on reproche à Dieudonné aujourd’hui, c’est de n’avoir plus qu’une cible: les juifs, et de mélanger les genres. Mais malheureusement, il est assez talentueux, notamment parce qu’il utilise beaucoup le sous-entendu, le non-dit, et amène avec ses mots des foules d’associations. C’est un sale type, certes, mais il a du talent. Cependant, que Dieudonné invite sur scène un négationniste comme Faurisson le discrédite pour revendiquer l’humour. Il n’y a plus là de construction d’écriture, de sous-entendu, c’est de l’idéologie – et la pire des idéologies.
Je suis néanmoins absolument contre les interdits qui, à mon avis, renforcent l’audience de ceux qui les subissent. Si on n’aime pas Dieudonné, on ne va pas voir son spectacle. Ce n’est pas parce qu’un fasciste entend Dieudonné qu’il devient plus fasciste. Et ce n’est pas non plus parce qu’on interdit les spectacles de Dieudonné que l’antisémitisme sera moindre. Il ne faut pas surinvestir l’humour: il ne fait pas changer les gens, ni en bien ni en mal; au mieux, il les soulage pendant quelques instants.
IL EST DONC POSSIBLE DE RIRE DE LA SHOAH?
L’humour juif a non seulement survécu à la Shoah, mais il a trouvé les moyens les plus variés, de l’ironie à la satire, pour prouver qu’il est consubstantiel à l’être juif. Dans mon livre, je montre un texte incroyable de Tabori, Mein Kampf (farce). Il faut reconnaître qu’il faut quand même avoir la capacité, la sensibilité, pour supporter ce qu’il dit. Cette lecture provoque un bonheur, un sentiment de triomphe, parce qu’Hitler, la terreur, est moqué, ridiculisé.
Maintenant, il faut admettre que le même texte écrit par un non juif n’aurait pas la même tonalité. Si on veut parler spécifiquement de Dieudonné, je peux imaginer qu’il fait rire un certain public, même si ce n’est pas un rire de qualité. Et cette qualité est impossible à définir. Depuis Platon on essaye de définir l’humour et nul n’est jamais parvenu à donner une échelle de qualité de l’humour. Si, à mon avis, le sommet de l’humour est l’autodérision, je crois aussi qu’il peut y avoir de l’humour hostile de haute qualité d’écriture, et qui fait rire. Tout ceci reste très empirique.
Propos recueillis par ASD
***
À DÉCOUVRIR NOTAMMENT DANS LE RIRE ÉLU DE JUDITH STORA-SANDOR
En 1987 à Vienne, l’écrivain juif d’origine hongroise George Tabori crée la pièce Mein Kampf (farce). Hitler, qui n’est encore qu’un jeune provincial sans le sou, rencontre Shlomo Herzl, juif colporteur de Bibles dans un asile de nuit viennois. Extrait de l’Acte II:
HERZL La nuit, c’est le versant du jour. Elle va et vient, la nuit. La nuit, le doigt de Dieu perce notre flanc, et c’est le temps de Dieu, un temps pour aimer, un temps pour mourir. Quand tu es vieux, tu préfères le jour.
HITLER Mes meilleures idées me viennent la nuit. Je vais te dire quelque chose, si tu me trahis, je t’enfourne comme un croissant. En réalité, je ne veux pas être peintre. Je ne veux pas peindre le crépuscule. Ça n’est qu’une ruse tactique pour berner les idiots. Je veux quelque chose d’autre.
HERZL Quoi par exemple?
HITLER Le monde.
HERZL Ah bon. En entier?
HITLER Oui.
HERZL Y compris la Nouvelle-Zélande?
HITLER Y compris surtout la Nouvelle-Zélande.
HERZL Qu’est-ce qu’elle a de si excitant la Nouvelle-Zélande?
HITLER Je ne sais pas mais je la veux.
HERZL Adolf, sois raisonnable. Réfléchis à tout ce qu’entraîne un territoire. Par exemple, la Russie, dix millions de moujiks.
HITLER On leur rasera la barbe.
HERZL L’Angleterre, les pédés. L’Arabie, les sables. Et tous ces noirs avec la nuit entre les jambes?
HITLER On les grattera jusqu’à ce qu’ils soient blancs. Ne me dérange pas avec les détails! J’ai tout planifié, pas tout mais presque.
(…)
Judith Stora-Sandor est notamment l’auteure de Le rire élu. Anthologie de l’humour juif dans la littérature mondiale (Gallimard, 2012) et dirige la revue semestrielle Humoresques (www.humoresques.fr).