L’humour, outil talmudique

Du rire, il est souvent question dans le Talmud, mais pas toujours pour en dire du bien. Entre ceux qui le pratiquent et ceux qui se le refusent, le réservant pour un monde futur, l’humour est aussi un outil pour prendre l’ascendant dans un débat, pour manifester des vérités ou formuler des critiques. Avigail Ohali, chercheuse en Études hébraïques à Paris, prépare une thèse sur ce sujet. Entretien

LE TALMUD PARLE-T-IL DU RIRE?

Oui beaucoup, mais pas uniquement le Talmud. Le Talmud est un recueil plutôt tardif mais, dès les tout premiers textes tanaïtiques, les plus anciens, dès la Mishna, les rabbins parlent du rire, d’une manière très controversée. Ils en disent un peu tout et son contraire: le rire est bon, le rire est mauvais, le rire est recommandé, ou déconseillé/restreint…

POURQUOI LE RIRE EST-IL JUGÉ BON, OU AU CONTRAIRE MAUVAIS, PAR CERTAINS RABBINS?

La question est vaste. Le rire peut être modéré, contrôlé, optimiste, il peut prendre sa source dans la foi en Dieu, consoler. Mais il peut aussi être lié à l’insouciance et à la légèreté d’esprit et, dans ce cas, il est condamné. Et pour certains, le rire est suspendu: on ne doit pas rire maintenant, dans ce monde-ci, mais réserver le rire au monde futur. Pour certains, le rire est aussi considéré comme une bonne chose avant le sérieux de l’étude. Donc il faut toujours rester prudent avec la littérature rabbinique: la joie est bonne, importante, mais elle doit parfois être restreinte.

LES RABBINS DU TALMUD PRATIQUENT-ILS LE RIRE?

Il y a énormément de racines différentes autour du rire, donc le champ lexical est vaste. Quoi qu’il en soit, de quoi les rabbins rient-ils? D’abord ils se moquent les uns des autres, ils se moquent aussi de leurs adversaires, ils rient de plaisanteries, de joie, etc.
Il y a une histoire très intéressante dans le traité Nedarim du Talmud. Rabbi (Yehuda haNassi) fêtait les noces de son fils et n’a pas invité Bar Kappara, un sage connu pour son humour. Ce dernier a inscrit sur le mur du lieu de la fête une phrase pour manifester son mécontentement. Rabbi, contraint de l’inviter, lui a dit: ne me fais pas rire et je te donnerai 40 mesures de blé. (Pour mettre les choses dans le contexte, Rabbi avait, selon les textes, des problèmes de santé qui le faisaient souffrir. Cette souffrance avait un pouvoir presque mystique de maintenir la paix dans le monde. Le jour où il riait, nous dit le Talmud, cette paix était dérangée et des calamités arrivaient ou risquaient d’arriver, sur terre).
Bar Kappara, le comique, arriva à la fête avec un grand panier (d’oseille?) enduit (de goudron?) sur sa tête comme un grand chapeau – tenue quelque peu ridicule, en disant que le panier était prévu pour transporter les 40 mesures de blé. Rabbi a éclaté de rire! Le récit des plaisanteries de Bar Kappara pendant la fête continue ensuite. Ce passage montre toute l’ambiguïté concernant le rire dans le Talmud. Si le rire de Rabbi peut être dangereux pour le monde, les plaisanteries de Bar Kappara, qui n’est pas un maître marginal, ne sont pas condamnées pour autant…

À QUOI SERT LE RIRE DANS LE TALMUD? DE QUOI EST-IL LE VÉHICULE?

Le rire talmudique est souvent agressif: il sert d’abord à tourner les adversaires en dérision, qu’ils soient internes au cercle rabbinique ou externes. Shamaï par exemple est tourné en dérision dans la Mishna. Ainsi, dans le traité Soukka, il est subtilement moqué, pour avoir percé le toit de la maison de sa belle-fille afin de bâtir une soukka au-dessus du berceau de son petit-fils nouveau-né, alors même que les enfants sont considérés exemptés de la mitsva de la soukka.
Dans ce cas, le rire moqueur sert à asseoir la position de Hillel contre celle de Shamaï.

LE RIRE SERT-IL AUSSI LA MANIFESTATION D’UNE VÉRITÉ?

Parfois, lorsqu’on lit une histoire sans être attentif aux subtilités ironiques du texte, on peut passer à
côté de certaines idées. Par exemple, il existe un récit à propos de Rabbi Yeoshua Ben Levi qui a accédé au Paradis sans mourir. Lorsqu’il arrive au Paradis, il rencontre Shimon Ben Yohaï qui y est déjà et s’écrie: « Faites place à Ben Levi, faites place à Ben Levi ». La chercheuse Rella Kushelevskia fait remarquer que cette apostrophe de Ben Yohaï n’est pas un accueil honorifique comme on peut le croire à première vue, mais une remarque ironique qui montre qu’il n’y a pas de place pour Ben Levi: il n’est pas mort, il n’a rien à faire là. Cette remarque ironique révèle une critique: Ben Levi n’a pas accédé au Paradis de la bonne façon et ce n’est pas bon. On trouve dans le Talmud, de la même façon, beaucoup de traits d’ironie subtile qui servent à révéler une critique interne et dissimulée.

L’INTERPRÉTATION DES TEXTES UTILISE-T-ELLE AUSSI L’HUMOUR?

Pour certains, le Midrash est humour. J’émettrais à titre personnel une réserve à cela: nombreux sont
les rabbins qui jouent avec les mots comme avec de la pâte à modeler mais tous ces jeux ne peuvent pas être considérés comme de l’humour – l’amusement n’est pas toujours présent et ces jeux de mots sont parfois uniquement une méthode. Tout ce qui joue avec les mots n’est pas forcément de l’humour.

Propos recueillis par Antoine Strobel-Dahan

Dieu a-t-il le sens de l’humour?

À l’heure où une conception tragique du religieux, du sacré ou du divin prétend venger dans le sang ce qui lui est blasphème, à l’heure où penser le rire de Dieu – tout comme se rire de Dieu voire rire avec Dieu – semble à certains plus criminel que le meurtre, Tenou’a a demandé à des acteurs et des penseurs du religieux de répondre en quelques lignes à cette question: « Dieu a-t-Il le sens de l’humour? ».

Avec les rabbins Alexis Blum, Tom Cohen, François Garaï, Alain Goldmann, Philippe Haddad, Olivier Kaufmann et Marc-Alain Ouaknin, ainsi que Farid Abdelkrim, Armand Abécassis, Olivier Abel, Jean-François Bensahel, Joëlle Bernheim, Patrick Chasques, Roger Cukierman, Frédéric Encel, Ariel Goldman, Alain Granat, Gérard Haddad, Marc Konczaty, Paule-Henriette Lévy, Gérard Rabinovitch et Sefwoman.

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