Il y a longtemps, lors d’un calme printemps, j’ai dévoré L’amour au temps du choléra où Garcia Marquez raconte ce que la longue durée fait d’un amour qu’on avait cru éternel.
En cet autre printemps, l’information au temps du corona, sonne comme un avatar: une ère qu’on croyait éternelle bousculée par un ouragan imprévu.
Ma génération, celle des « boomers », tellement brocardée aujourd’hui, a imaginé que l’époque s’était arrêtée pour elle: fin des dictatures en pays développé, progrès apportant la prospérité et la démocratie, technologies nous affranchissant de bien des contraintes, liberté des consciences et des sexes. En quelques semaines tout a basculé. Le monde connu s’est changé en univers étranger, la science s’est heurtée au mur de l’obscurité, la famine guette désormais les endroits de la planète qui en étaient presque débarrassés, tout est devenu menace, au point que l’on ne peut même plus pratiquer l’un des plus vieux réflexes du monde, serrer dans ses bras ses enfants ou petits-enfants.
Pour la journaliste que je suis, le vertige est radical. On savait bien que l’information fiable était déjà menacée, que l’image diffusée partout, tout le temps, faisait de l’ombre à la distance et à la réflexion; qu’Internet et les réseaux sociaux menaçaient le sérieux des nouvelles de qualité; mais on se disait que la raison était la plus forte et que le public, mieux averti, saurait faire le tri.
Or, notre société a chaviré en quelques heures, quelques jours, emportant même les plus sages. Nous nous sommes retrouvés, hypnotisés, devant les bulletins de santé du soir, où le décompte des morts et des patients en réanimation est devenu notre quotidien; nous sommes devenus incollables sur la vie des soignants dans les couloirs de réanimation; imbattables sur les masques, les respirateurs, ou la différence entre tests PCR et tests sérologiques; mais surtout nous avons été proches du pugilat entre partisans et adversaires de l’hydroxychloroquine et de l’étrange professeur Raoult, son promoteur. Nous nous sommes mués en experts que nous ne sommes pas, ayant un avis définitif sur tout, alimentés par des réseaux sociaux déchaînés.
On les savait capables d’influencer des électeurs, pas d’imposer aux dirigeants d’un pays de se plonger sur les mérites réels ou supposés de divers traitements médicamenteux. Le travers, que nous connaissions déjà, celui du quidam qui ne sait rien mais prétend à la même compétence que le savant, a fleuri de plus belle. La fausse transparence, celle qui feint de mettre à égalité l’ignorant et le sachant, nous a gagnés, en nous donnant le sentiment d’être informés quand nous étions profanes, et en faisant parfois de nous le relais des thèses les plus farfelues quand elles n’étaient pas malveillantes.
Chacun a eu un avis sur les pangolins ou sur l’état des laboratoires de cette province du Hubei dont j’ignorais jusqu’au nom. Beaucoup, tel le président du plus puissant pays du monde qui, tous les jours devant les télés, affirme n’importe quelle ânerie, se sont indignés que des étrangers puissent nous infecter alors que le virus était déjà sur le territoire.
Quelques-uns, évidemment, se sont empressés de dire que les intérêts juifs étaient en jeu, soit pour rationner les masques, soit pour interdire aux scientifiques de développer le médicament miracle qui, bien sûr, était caché au bon peuple qui, lui, ne ment pas. Au temps de la peste, nous empoisonnons les puits. Aujourd’hui nous organisons un système malthusien qui plonge la planète dans l’angoisse.
« Que tout change afin que rien ne change », faisait dire Lampedusa au Prince du Guépard. Les catastrophes mettent à nu les sentiments, les pulsions, les terreurs des hommes. Et l’information qu’on croyait faite pour les canaliser ne fait aujourd’hui que l’empirer.
Alors, on est démuni, car on fait aussi partie de cette mécanique mortifère alors même qu’on la dénonce. Et je me suis vue, plusieurs fois, avoir les mêmes réactions que celles que je livre ici.
Étant une Ashkénaze fondamentalement pessimiste (pléonasme courant), j’aurais tendance à crier que le monde est cuit et que la connaissance l’est aussi. Mais de plus lettrés que moi souligneront que chaque convulsion humaine apporte son lot de bouleversements et que chaque triomphe sur le mal est porteur d’espoir. Alors, comme rares sont les piliers de la sagesse, il faut nous raccrocher aux quelques mâts qui vacillent dans la bourrasque, mais ne s’écroulent pas et qui existent encore, contrairement à ce que l’on pense: la parole réfléchie, le jugement éclairé, le scientifique tranquille, le politique modeste, les journalistes sereins. Et pour ceux-là, à l’inverse de ce que je viens de faire, le silence est parfois préférable à l’expression débridée.