Dans un article publié dans The Economist daté du 28 avril dernier, l’historien et philosophe israélien Yuval Noah Harari, enseignant à l’Université hébraïque de Jérusalem, estime que « l’intelligence artificielle a piraté le système d’exploitation de l’intelligence humaine ». Pour Harari, « l’I.A. a acquis des capacités remarquables pour manipuler et produire du langage, par le texte, le son ou par l’image ». Provocation ou prophétie ? Les robots peuvent-ils se substituer à la civilisation humaine, sa créativité et sa sensibilité ?
Pour répondre à cette question, nous proposons de regarder cette promesse de révolution du langage annoncée par l’I.A. par un détour par la photographie, art né au milieu du xixe siècle, longtemps contesté pour sa « reproductibilité technique », pour reprendre la formule de Walter Benjamin. La révolution numérique produit plus de 100 millions d’images par jour que l’I.A. est entraînée à reconnaître et à reproduire. Plus de 8 milliards de smartphones sont en circulation dans le monde. Tous les êtres humains (ou presque) ont donc dans leur poche un smartphone qui leur sert d’appareil photo. La technique photographique contemporaine a son destin lié à celui de l’I.A., à travers les algorithmes qui accompagnent les capteurs à produire une image désormais numérique.
L’intelligence artificielle est une révolution de l’image comme l’a été la photographie il y a plus d’un siècle et demi
La théorie esthétique développée par le philosophe Walter Benjamin dans Petite histoire de la photographie et son œuvre majeure L’œuvre d’art à l’épreuve de sa reproductibilité technique et celle de l’artiste Susan Sontag Sur la photographie peuvent nous aider à réfléchir à quelques-unes des questions que l’intelligence artificielle pose aujourd’hui.
Qu’ont en commun la révolution annoncée de l’intelligence artificielle et l’avènement, il y a un siècle et demi, de la photographie ? L’I.A. est une révolution du langage dont une des applications est l’image : reconnaître et reproduire des images (la fameuse I.A. générative). Cette technologie est une promesse de révolutionner le rapport de l’homme au travail, elle est aussi une révolution technologique pour la production de contenu. Avant d’être reconnue comme l’art de l’image par excellence, la photographie est une technique. Née vers 1840, peu après la première révolution industrielle, elle fut d’abord décriée en raison de sa reproductibilité technique. L’attribut d’art, concept fondamentalement antitechnique, lui fut contesté pendant près d’un siècle. La photographie a pourtant révolutionné l’art figuratif, en faisant rapidement disparaître la peinture miniature de portraits. Devant une photographie de Karl Dauthendey 1 qui l’émeut, Walter Benjamin explique ainsi que « la technique la plus exacte [permise par la photographie] peut donner à ce qu’elle a produit une valeur magique qu’un tableau peint n’aura plus jamais à nos yeux » 2. Ce paradoxe pourrait-il aussi bien s’appliquer à l’I.A. dont les effets sur la créativité humaine sont aujourd’hui inconnus ? L’intelligence artificielle est d’abord un ensemble d’outils qui permettent d’accroître la productivité humaine, en permettant de libérer l’homme de tâches répétitives qu’un robot peut réaliser à sa place. Dans le domaine de la création, la photographie permet la production d’images figuratives qu’autrefois, il n‘était possible de réaliser que manuellement par la peinture. Les outils d’I.A. pour les créatifs et les développeurs, comme l’appareil photo pour le photographe, sont des instruments à disposition de l’homme. Pour paraphraser Bernard von Brentano cité par Walter Benjamin, la question est de savoir si l’homme peut être « au même niveau que son instrument » 3, s’en servir sans en être l’esclave.
La reproduction technique fait perdre à l’œuvre son unicité (« l’aura ») mais permet d’en accroître sa diffusion au plus grand nombre
Dans L’œuvre d’art à l’époque de la reproductibilité technique, Walter Benjamin explore les enjeux de la photographie et notamment le caractère limitatif au plan technique de l’appareil photographique pour l’artiste mais cette limitation technique ne signe pas pour autant la mort de l’art. « La reproductibilité technique de l’œuvre d’art modifie le rapport de la masse à l’art ». L’avènement de la photographie fait certes perdre à l’œuvre d’art son unicité, son « aura », le fait qu’elle n’existe qu’ici et maintenant. L’aura de l’œuvre unique impose au spectateur un sentiment de respect et de plénitude devant son originalité. Cependant, la photographie transforme ce rapport à l’œuvre. Elle n’est plus unique mais reproductible, ni authentique car retouchable. Elle peut se diffuser et s’offrir au regard du plus grand nombre.
Si l’on transpose cela au monde numérique, l’I.A. permet de diffuser, de reproduire et de créer à l’infini et à moindre coût. L’inquiétude que l’I.A. permette de reproduire et de diffuser des fake news est réelle et fait planer le doute sur l’authenticité du contenu partagé. Qu’en est-il alors de la sincérité du message produit par l’I.A. s’il est partagé sans filtre avec le plus grand nombre ? Le fantasme du robot qui produit seul du contenu est pourtant une illusion. Il y a toujours une intention humaine. L’agent conversationnel est une machine programmée par l’homme. Il n’a ni cerveau ni conscience.
L’image est profondément humaine, elle est projection de notre inconscient.
Mais le regard humain porté sur une image, quelle qu’elle soit, reste une projection de notre for intérieur, de notre part humaine, profondément intime. L’inconscient optique, ce quelque chose qu’en prenant une photographie, nous captons sans le savoir, grâce à quoi l’on perçoit que si les images peuvent nous parler, c’est aussi parce que « nous projetons en chacune d’elles ce que nous avons de plus intime ».
La technique photographique, comme celle des algorithmes qui produisent et reproduisent des images, n’a donc aucunement tué notre humanité, ni encore notre sensibilité. Ainsi, lorsque Benjamin découvre une photo d’enfance du jeune Kafka, cette image le renvoie à lui-même, à sa propre enfance et à son infinie tristesse mélancolique. Benjamin utilise sa propre intimité pour approcher et comprendre l’image et y insuffler du récit. Sa Petite histoire de la photographie est un récit de soi. Qui écrira, le premier, son histoire intime et humaine du monde numérique et de l’I.A. ?
L’image est un langage omniprésent à l’ère numérique. Écrire sur l’image et son mode de production (photographique ou artificiel), c’est écrire sur le monde et sa complexité
Dans Sur la photographie, Susan Sontag étudie les problèmes esthétiques et moraux que pose l’omniprésence des images. En 1977, bien avant l’ère numérique donc, Sontag analyse comment l’image a bouleversé la société. Elle y note déjà la complexité de la photographie, comme reflet du monde. Essai après essai, elle affinera son propos. L’universalité de la photographie est telle que Sontag reconnaît qu’« écrire sur la photographie, c’est écrire sur le monde » et ses essais sont en fait une méditation prolongée sur notre modernité.
L’I.A. est un ensemble d’outils, porteurs de promesses autant que d’inquiétudes pour notre humanité. Pensez qu’en moins de vingt ans, tous les humains se sont équipés d’un minuscule ordinateur de poche et d’un appareil photo, capable de reconnaître, produire du texte, du son et de l’image et de les rediffuser sans coût. Toute l’humanité a été transformée en producteur d’images numériques. Craindre une I.A. qui comporterait le risque de gouverner une humanité devenue esclave de la technologie, c’est craindre une standardisation du langage, un appauvrissement du génie humain.
L’émergence de la photographie a profondément bouleversé notre rapport au monde. Elle a démocratisé la production et la diffusion de l’image. L’I.A. n’en est que le prolongement avec la promesse de produire une image sans effort, pas même celui d’appuyer sur le bouton-déclencheur. Mais l’émergence de ces techniques ne saura réduire la complexité et la richesse du contenu produit. Loin de minimiser les risques d’une société numérique qui nous enfermeraient dans des schémas réducteurs et répétitifs d’algorithmes, concluons comme Walter Benjamin et la métaphore de la photographie : « L’élément décisif est toujours de nouveau le rapport du photographe avec sa technique ».
1. Karl Dauthendey, pionnier du daguerréotype en Allemagne
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2. Walter Benjamin, Petite histoire de la photographie, 1931
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3. Bernard von Brentano (ami de Walter Benjamin) : « Un photographe de 1850 était au même niveau que son instrument ».
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