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Léa Taieb Quelle est la dernière archive que vous avez reçue et que vous avez étudiée de plus près?
Karen Taieb Récemment, nous avons à nouveau entendu parler de la famille Javal, une famille de collectionneurs (entre autres): deux des œuvres spoliées aux Javal ont été données au Louvre par leurs ayants-droit. À la lumière de cette actualité, j’ai redécouvert le fonds d’archives et lu une lettre de décembre 1941 de l’une des filles de la famille qui décrivait avec précision l’exposition “Le Juif et la France” et la rafle du 12 décembre 1941, connue comme la “rafle des notables”. Il y a 20 ans, j’étais passé à côté du caractère inédit de cette lettre.
Cela dit, notre travail ne consiste pas vraiment à étudier les archives que nous collectons mais plutôt à les classer pour les mettre à la disposition du plus grand nombre, pour faire en sorte que cette pièce puisse servir à d’autres dans l’écriture d’un mémoire ou de leur histoire familiale.
Lior Lalieu Il y a peu, nous avons récupéré près de 3.000 photos du photographe allemand Harry Crooner en 1941. Il s’agit de photographies absolument “nouvelles” de soldats allemands et de dignitaires nazis prises en 1941 dans le Paris occupé. Nous avons fait appel à un historien pour les étudier même si, au départ, l’occupation allemande à Paris, ce n’est pas notre sujet. Nous, nous travaillons sur la mémoire et l’histoire de la Shoah, nous inventorions des images de la Shoah, des camps, de la résistance, du sauvetage, nous réunissons des documents relatifs à l’histoire des victimes.
KT C’est peut-être quelque chose de relativement nouveau pour les photographies mais, de notre côté, aux archives, nous avons toujours acquis des documents qui n’étaient pas en lien avec les Juifs et la Shoah. On compte, par exemple, beaucoup de documents sur les otages non Juifs, sur les résistants. Au procès de Nuremberg, ce n’était pas le vécu des Juifs qui primait.
LT Près de 80 ans après la fin de la guerre et plus de trente ans après votre arrivée au CDJC (ancêtre du Mémorial de la Shoah), comment la place de l’archive a-t-elle évolué?
KT Plus le temps passe, plus l’archive représente ce qui reste. Les familles (à partir de la troisième génération) y accordent beaucoup plus d’attention. Les déportés ou leurs enfants ne considéraient pas autant leurs archives, ils s’employaient surtout à transmettre leur vécu, leur histoire. Les générations suivantes sont très attachées à ces documents, même s’il s’agit de papiers administratifs. C’est ce qu’il leur reste de leur famille, ce sont, en général, les seuls documents sur lesquels sont inscrits le nom de leurs grands-parents.
LL Je reste très étonnée de constater à quel point le public se renouvelle encore, à quel point la sensibilité à la Shoah ne bouge pas. Il y a quelques semaines, une jeune femme de 27 ans a découvert un fonds d’archives, une boîte récupérée après un déménagement concernant sa famille lointaine. Elle s’est émue de chaque objet retrouvé, un foulard, des petits chaussons, des photographies. Elle était capable de désigner toutes les personnes présentes sur les photos alors qu’elle appartient à la quatrième ou cinquième génération. Malgré cet éloignement, ce moment lui a été très traumatisant.
KT Au quotidien, nous sommes très privilégiées, nous rencontrons des élèves, des professeurs, des petits-enfants toujours très investis dans la transmission de l’histoire de la Shoah. Nous n’avons pas conscience du désintérêt de certains puisque nous ne sommes pas tellement amenés à les croiser.
LL Les demandes sont assez influencées par les documents que l’on met à disposition. Nos travaux peuvent conditionner certaines recherches. Par exemple, quand on a travaillé sur les visages des déportés, sur l’association systématique d’un visage à un nom et une biographie, une demande a émergé de la part des familles et des scolaires (en particulier à l’échelle régionale). De plus en plus de monde considère la photo et la vidéo comme des documents à part entière, ce qui était moins le cas, il y a quelques années.
LT Depuis plusieurs décennies, le CDJC puis le Mémorial se mobilisent pour que les témoins de la Shoah et leurs descendants partagent leurs archives. Mais, on imagine qu’il n’est pas aisé de se séparer de ce qui relie au passé, à ses disparus…
KT Déjà, il faut du temps pour donner ses documents. On le voit notamment lors de la collecte du mardi après-midi qui a lieu chaque semaine au Mémorial à Paris: des première et deuxième générations nous confient leurs archives parce qu’elles savent qu’après elles, ces documents pourraient disparaître, elles savent que c’est ici que l’on pourra les préserver dans de bonnes conditions. Il y a 20 ans, ces personnes avaient préféré nous partager les copies de ces documents et non les originaux et là, elles acceptent de s’en séparer.
Aujourd’hui, nous accompagnons plus de 2.000 donateurs par an, des donateurs qui peuvent aussi bien nous confier deux lettres que l’intégralité de la bibliothèque de leurs grands-parents. Mais, en ce moment, notre collecte s’adresse surtout aux deuxième et troisième générations qui n’ont pas encore confié leurs archives, qui hésitent encore à le faire.
LL Nous nous déplaçons donc partout en France pour approcher ces personnes, pour qu’elles nous confient leur histoire. Que pourraient devenir leurs documents si nous ne les conservons pas? Ils pourraient se retrouver sur le trottoir, dans une brocante, dans un grenier oublié… Et, si on finissait par mettre la main dessus, il nous serait extrêmement difficile de les recontextualiser.
À Pithiviers, une personne qui déménageait a retrouvé dans son grenier l’album photos, le pistolet et le casque d’un Allemand mobilisé. Mais qui était cet Allemand? Comment peut-on le retrouver? Et, est-ce que l’on est prêt à consacrer du temps à retracer l’histoire de cet Allemand? Probablement pas. Plus le temps passe, plus on retrouve des choses et plus les reconstitutions des faits sont difficiles. Je pense aussi à des photos d’enfants préservées dans du papier journal sur lequel apparaît la mention “juif”. Comment savoir qui sont les enfants sur les photos? Comment savoir s’ils ont survécu?
LT Peut-on reconstituer une histoire à partir d’archives? Les archives, peuvent-elles répondre aux questions des nouvelles générations, celles qui ne peuvent plus interroger les témoins directs?
KT Depuis plusieurs années, on assiste à l’émergence des recherches familiales, une émergence qui n’est pas sans lien avec la plus grande diffusion de nos archives depuis notre portail en ligne. Il y a 32 ans, quand je suis arrivée au Mémorial, je ne comprenais déjà pas toutes ces personnes qui se déplaçaient pour obtenir des informations sur leurs proches déportés. Qu’attendaient-elles exactement des archives, quelles réponses? Aujourd’hui, les questions sont plus précises et, l’archive n’est toujours pas capable de leur répondre, la seule possibilité serait d’avoir accès au témoignage de quelqu’un qui aurait assisté à…
Aujourd’hui, de plus en plus de documents appartenant au Mémorial sont numérisés. Comment mettre à disposition du plus grand nombre tout en luttant contre le mésusage des archives et notamment des photographies? Comment faire en sorte que ces documents ne soient pas utilisés à mauvais escient, pour falsifier l’histoire, pour la nier?
LL Il arrive que des personnes décontextualisent un document qui appartient à un fonds. Nous nous posons de plus en plus la question de la diffusion de nos images, doit-on la restreindre à l’heure de la sur-accessibilité? Comment limiter les actions des internautes, comment continuer à protéger les personnes qui nous confient leur témoignage, leurs photos, leur histoire? Aujourd’hui, nous enregistrons beaucoup de témoignages d’enfants cachés, des personnes encore vivantes. Comment transmettre leur histoire sans les déposséder de leur image?
LT Depuis une trentaine d’années, vous avez eu la possibilité de collecter des milliers de documents. Malgré cela, la connaissance de l’histoire de la Shoah continue à se construire. Quelles archives pourraient vous éclairer, éclairer les générations futures?
LL Les témoignages de collaborateurs ne sont toujours pas accessibles, il y a encore des familles qui ne veulent pas que ces témoignages soient rendus disponibles. Et elles sont dans leur droit.
KT Début janvier, les archives nationales néerlandaises avaient prévu de donner accès aux dossiers judiciaires de centaines de milliers de Néerlandais accusés et/ou coupables de collaboration. Mais, quelques jours avant la mise en ligne, elles ont choisi de ne donner accès qu’à un nombre limité d’informations. Sûrement, pour ne pas heurter les familles des personnes figurant sur la liste.
Les archives vidéos restent encore difficilement accessibles sans dérogation. Par exemple, il est possible d’obtenir les sténogrammes du procès Barbie, pas les vidéos. La vidéo raconte bien plus qu’un procès, elle raconte aussi les réactions des proches, des descendants.
LL Comme d’autres avant nous, nous sommes à la recherche de photographies de la rafle du Vel d’Hiv. Il y en a forcément. Dans les greniers, dans les caves, dans des malles qui n’ont plus d’âge. On a retrouvé des photographies de la rafle du 14 mai 1941 (dite rafle du billet vert), ce n’est pas possible que l’on ne retrouve pas des traces de ce qui s’est passé en juillet 1942. Même une photographie d’un train qui passe…
LT Quels projets aimeriez-vous développer dans les mois, années à venir? Ceux qui vous semblent prioritaires voire urgents?
KT Nous devons trouver du temps pour transmettre nos connaissances – surtout informelles – comme Sarah Mimoun, historienne autodidacte et archiviste du CDJC, a pu le faire quand nous sommes arrivées. Pendant plusieurs heures, elle a enregistré ses souvenirs du CDJC. Les fondateurs de l’institution Isaac Schneersohn et Léon Poliakov n’ont pas écrit sur la quotidienneté de leur travail, ce qui a engendré des trous dans l’histoire du centre de documentation.
LL Il serait peut-être temps d’écrire les rencontres, les découvertes, les anecdotes pour que cela ne tombe pas dans l’oubli.
LT Quelles histoires restent profondément ancrées dans votre mémoire?
KT Un jour, le fils d’un déporté nous amène un dessin qui représente le témoignage de son père. Sur ce dessin, il est possible d’identifier la rampe d’arrivée, les crématoires, la sélection… Je demande la restauration du dessin. Quelques semaines plus tard, je me rends à Tour dans le cadre d’une collecte et… j’écoute un homme qui me raconte une histoire très semblable à celle racontée par le dessin. C’était le frère du donateur du dessin!
LL Lors d’une collecte à Miami, j’écoute un monsieur et, plus je l’écoute, plus j’ai le sentiment de connaître son histoire. C’était une histoire particulièrement tragique: la Gestapo avait demandé à des personnes d’une même famille de désigner les personnes qui seraient déportées. Au fil de son récit, je me rends compte que, dix ans plus tôt, j’avais rencontré son cousin. L’Américain venait de compléter l’histoire de son cousin français, de compléter le don. Dans ces cas-là, l’intelligence humaine sert encore!
LT Quel conseil pourriez-vous donner à une personne qui tombe sur une valise abandonnée, qu’en faire?
LL Si vous mettez la main sur des documents oubliés, confiez-les nous! Il y a quelques années, lors d’une collecte à Marseille, un homme a retrouvé une caisse en bois qui appartenait à son père. Dans la caisse se trouvaient la tenue de déporté de son père et une photographie de lui, en tenue de déporté, avec sa caisse en bois (des lattes de bois clouées ensemble assorties d’une poignée), sur la Canebière. Le survivant avait rangé sa tenue et la photo dans cette caisse et avait remisé la caisse dans sa cave. Il n’en avait rien fait. Jusqu’à ce que l’on arrive à Marseille et que l’on demande aux familles de “fouiller partout”.