“Pourquoi Israël et pas un autre pays?” “Quand est-ce que la guerre va s’arrêter, maîtresse?”
Ce sont les petits mots que j’ai trouvés dans la “boîte à questions” de ma classe de CE1-CE2 lundi 7 octobre 2024. Chaque jour, je laisse la possibilité aux élèves de me poser des questions écrites pendant la journée et j’y réponds le soir ou le midi. Ce jour-là, il m’aurait fallu une éternité pour leur répondre.
Et jusqu’à ce jour je ne sais absolument pas quoi faire de ces mots.
Pourquoi Israël? À quand la fin que l’on attend tous?
Que puis-je répondre à ces questions existentielles qui sont venues me réveiller de mon déni? Face à ces interrogations, les “Comment on fait les bébés?” ou “Mais ça a vraiment existé les plaies d’Egypte?” sont une promenade de santé.
Cette année, le 7 octobre est tombé un lundi, pour vous cela ne veut peut-être rien dire mais pour nous, c’est le jour que l’on inscrit sur la fiche des devoirs de la semaine: “devoirs pour la semaine du 7 octobre”.
En l’écrivant, j’ai hésité à tout déchirer et à ne rien donner, puis une autre voix me rappelait que c’est justement de stabilité dont les enfants avaient besoin. Alors, j’ai écrit cette phrase absurde: “devoirs pour la semaine du 7 octobre”.
Entre collègues, le jour-même, nous en avons furtivement discuté:
– Alors toi tu vas dire quelque chose?
– Non je peux pas, j’ai pas envie qu’ils me posent des questions sans que je puisse répondre, on va juste faire une minute de silence.
– Nous, on fait une œuvre d’art, ça déplace la discussion et on fait quand même quelque chose.
En arrivant en classe, ce matin-là, il fallait que je brise la glace, j’ai proposé aux élèves d’en discuter, puis de se taire pour honorer la mémoire de ceux qui sont partis et d’espérer un futur meilleur.
Quelques enfants ont pris la parole: “Moi j’ai peur maîtresse, parce que mon tonton il est dans l’armée”, “Maîtresse, en fait, l’Iran et le Liban, ils ont attaqué parce que ce sont des ennemis d’Israël mais, nous, on est trop forts, on va gagner”.
Il y a ceux qui semblent tout connaître du conflit, ceux qui ont peur pour leurs familles, ceux qui ne disent rien mais qui n’en n’ont pas moins peur. Un fidèle reflet de ce qu’il se passe dans le monde des adultes, finalement.
C’est après ce moment d’échange que j’ai reçu les petits mots. J’ai rassuré, répondu comme j’ai pu.
Et puis dans cet élan de vie propre à l’enfance, les choses ont repris leur cours : english class, singing, dictée, calculs, récré, cantine, sport.
Ah oui, le sport, un autre rappel de notre vulnérabilité depuis le 7 octobre. Ou depuis Ilan Halimi? Ou peut-être depuis Mohammed Merah? Qui saurait le dire précisément?
Le gymnase est situé à quinze minutes à pied et, quand on va au sport, il y a deux règles à respecter: enlever la blouse et la kippa et, pour certains, cacher les tsitsit (tresses façonnées au coin des vêtements).
Tous les ans j’ai le droit aux mêmes interrogations: “Maîtresse je veux garder la kippa”, “Mais pourquoi on doit l’enlever?”
Alors que je pensais simplement amener mes élèves de 8 ans au sport, je me retrouve à leur théoriser l’histoire de l’antisémitisme.
“Tu la mettras en revenant, et d’ailleurs, tu l’oublies un jour sur deux, tu n’auras qu’à l’oublier le lundi, Noam.”
Sur le chemin, ils discutent, se racontent leurs dernières découvertes, passions et parlent d’Israël… Je n’aime pas ça, je n’ai pas envie de leur dire de changer de sujet, c’est trop.
Mais, ils ne peuvent pas continuer à dire ce mot si fort, j’interviens pour changer de sujet de la conversation: “On joue au jeu du portrait?”
Mauvais jeu, ils vont me faire deviner Israël.
Comment en suis-je arrivée à éviter ce mot à tout prix? Un mot qui avait le goût de miel et de lait chaud, que j’ai rangé dans le placard, pour ne le ressortir que très rarement, dans la plus grande intimité. Comment?
Il est déjà 17 heures, c’est la fin de la journée, “À demain maîtresse”, me lance Noam, “À demain mes chers élèves!”
Nous avons survécu à cette journée que j’aurais voulu effacer de ma mémoire. Nous l’avons traversée ensemble, sans capitaine dans le bateau. Avec un peu de solidarité et de stabilité.
Comme après le 24 février 2022, le premier jour de la guerre en Ukraine, qui m’avait touchée personnellement puisque ma famille vit dans les deux pays ennemis, j’ai puisé mes forces dans la pulsion de vie de ma salle de classe.