bar mitsva Made in the USA

Kitsch ? Thème Disney ? Sous les cocotiers ? Sans religion ?

© Ugo Rondinone, Vocabulary of Solitude – Courtesy of Sommer Gallery, Tel Aviv – www.sommergallery.com

Mon cousin Joe a célébré sa bar mitsva en 1973 à Los Angeles. La photo qui immortalise le moment le montre en costume violet foncé, chemise rose à jabot, cheveux tombant sur les yeux. Son père porte un costume similaire, en version bleue. Le gâteau a la forme d’un séfer Torah ouvert. Des images typiques de l’époque, du moins aux États-Unis. Trente ans plus tard, cette génération de bné et bnot mitsva a posé un regard mi-nostalgique, mi-critique sur ce rite de passage dans un livre paru en 2005, Bar Mitsva Disco. Au-delà des pattes d’éph’, des premiers baisers furtifs, d’appareils orthodontiques défigurant ou d’une ébriété au vin doux et kasher de la marque Manischewitz, les adultes mûrs d’aujourd’hui observent autre chose en examinant les clichés du passé : la prospérité réelle ou affichée, l’extravagance et l’abondance des buffets, le kitsch, outil nécessaire à montrer son ascension sociale comme l’abandon des appartements en ville pour de généreux pavillons de banlieue. Comme l’explique Jeffrey Shandler, professeur d’études juives à l’Université Rutgers, « de nombreux juifs de l’époque voyaient la bar mitsva de leur fils comme un moyen de faire savoir leur statut social et leurs ambitions. » Les invités se comptent par centaines et comprennent les voisins et les collègues de travail. La fête de bar mitsva – car tout l’intérêt du rite de passage est bien la fête – devient une occasion de réseautage et de consommation à outrance. Consommation de nourriture, bien entendu, mais aussi de produits dérivés : orchestre, DJ, thématique « les Aventuriers de l’arche perdue », superhéros, ou toute la gamme Disney.

Avec le temps, les bar mitsva ressemblent de plus en plus à une méga production hollywoodienne, dès la planification, comme s’il s’agissait d’un mariage : visites de salles de bal, dégustation comparée des menus de traiteurs, contrat avec des boys bands ou autres stars du moment, tenues de soirée dernier cri. On veut un buffet de sushis, un dîner à thème mexicain, la cuisine fusion d’un chef étoilé, ou – pourquoi devoir choisir ? – une combinaison des trois, sans oublier les variations sans lactose, sans gluten et sans soja. Dîner de shabbat, brunch du dimanche, garderie et animations pour les petits, graphisme et impression des invitations… La liste devient tellement longue qu’il est commun d’engager un consultant événementiel deux ou trois ans à l’avance. Au photographe s’ajoutent un ou deux vidéastes qui bien souvent travaillent quelques jours avant le jour J, pas seulement pour ne pas enfreindre l’interdiction d’utiliser l’électricité le shabbat, mais surtout pour fixer le souvenir parfait sans erreurs de lecture, sans perles de sueur sur le front, sans l’évanouissement de la vieille tante ni les cris des petits enfants. Sans témoin, sans émotion, sans surprise, une photo un peu statique, une vidéo un peu lisse, un souvenir un peu fake.

Les synagogues participent à la surenchère en attribuant les dates trois, voire quatre ans à l’avance et en faisant monter la pression. « Pour la fête de Jonathan, le bus vous attend à gauche en sortant. Pour la fête de Sarah, le bus est garé à droite. » C’est sans doute cette démesure qui a donné en- vie à des enfants non-juifs d’avoir, eux aussi, une bar ou bat mitsva pour leurs 13 ans. Comme le rapportait le Wall Street Journal en 2004, de plus en plus de nouveaux adolescents non-juifs assistent à des dizaines de bar mitsva de leurs camarades et réclament une célébration similaire à leurs parents. Mais sans synagogue, sans Torah, sans rituel religieux. Dans certaines banlieues aisées de grandes villes américaines, des organisateurs d’événements concoctent des fêtes à cent mille dollars pour marquer le passage à l’adolescence, en remplaçant la hora par une danse irlandaise ou italienne. À nouveau, la simili bar mitsva comme vitrine d’un statut social et d’une intégration parfaitement réussie.

Retour de balancier peut-être, depuis une quinzaine d’années, la bar ou bat mitsva s’accompagne d’un « projet mitsva » : l’adolescent consacre plusieurs heures de bénévolat pour aider une cause qui lui est chère – aider dans un refuge pour animaux maltraités, nettoyer un parc ou une plage, servir le repas dans une soupe populaire ou jouer au basket avec des enfants de quartiers défavorisés. Souvent, ce bénévolat s’accompagne d’une récolte de fonds, par exemple un pourcentage élevé (ou total) des cadeaux reçus en espèces.

À côté de cela – et l’un n’empêche pas l’autre – on observe un nouveau phénomène, les « destination bar mitsva » sur le modèle des « destination weddings », c’est-à-dire les mariages et bné mitsva célébrés loin du lieu de résidence et de la communauté d’origine. La destination n’est généralement pas Israël, mais plutôt le Costa Rica, l’île de Rhodes ou les Caraïbes. Les raisons qui poussent des familles à choisir un cadre naturel plutôt qu’une synagogue sont nombreuses et plus complexes qu’il n’y paraît. Il y a d’abord des raisons spirituelles : pour beaucoup de Juifs américains, en particulier dans les milieux non-orthodoxes, la bar mitsva est devenue une cérémonie hyperchorégraphiée, identique chaque shabbat et qui a perdu beaucoup de sa substance au profit de la fête démesurée. Même si les bné mitsva consacrent plusieurs heures de bénévolat pour une bonne cause en plus de l’étude du judaïsme, la cérémonie est devenue une parodie d’elle-même, l’adolescent apprenant ses cinq ou six versets par cœur, ânonnant quelques bénédictions et récitant un petit discours souvent rédigé par les parents. Il fallait retrouver un sens profond, une authenticité et une intimité à cette étape cruciale de la vie.

Pour d’autres, déjà aliénés du monde synagogal mais pas éloignés du judaïsme, la bar mitsva à destination permet de maintenir une tradition tout en conservant son indépendance religieuse et sociale. Ce genre d’expérience n’est pas envisageable pour chacun, même si elle est devenue un revenu essentiel pour des communautés isolées et sans suffisamment de ressources, puisqu’elles proposent même la formation religieuse de l’adolescent par le biais d’Internet et, le jour J, fournissent le séfer Torah et les objets rituels. Loin de sa ville d’origine, une bar ou bat mitsva marque une préférence pour une réunion intime de proches plutôt qu’une ribambelle d’invités venus pour s’empiffrer. Du point de vue du coût, les commentateurs estiment que la célébration exotique peut coûter moins cher puisqu’il y a moins d’invités et moins de frais, mais il y a surtout moins de pressions sociales liées aux comparaisons inévitables et au qu’en-dira-t-on.

Il ne reste plus qu’à attendre la prochaine innovation made in the USA, peut-être une cérémonie en réalité augmentée devant le Kotel sans se déplacer à Jérusalem, un hologramme permettant une lecture parfaite de la Torah, ou, qui sait, peut-être quelque chose de simple qui replace le rite de passage au centre. Après tout, il est utile de rappeler que l’on ne célèbre pas sa bar mitsva, mais qu’on devient bar ou bat mitsva au moment de ses 13 (ou 12) ans. La fête n’est qu’un enjolivement, puisqu’aucune halakha n’indique qu’il faille suivre le minhag (la coutume) Disney ou le rabbin de l’île d’Aruba.