Management: La décence contre l’humiliation

Dans la Torah comme dans le Talmud, les rapports hiérarchiques, les rapports de domination liés au travail sont toujours immédiatement corrélés à un rappel de la présence divine et de l’esclavage passé qui sonne comme une injonction à l’humilité pour le « manager ».

© Mitra Tabrizian, From « Beyond the Limits » series

Exemple d’un antijudaïsme antique, les satires de Juvenal, au premier siècle de notre ère, prennent les juifs comme cible de leurs ires. Parmi les motifs des vindictes du poète romain, le respect du shabbat lui semble l’ultime preuve de leur paresse, ainsi qu’il le peint dans sa Quatorzième satire. Le repos hebdomadaire s’est en effet prêté à de nombreuses critiques contre le judaïsme. Véritable révolution éthique, ce respect d’un temps chômé a constitué le prélude à d’autres réflexions et efforts pour donner à l’individu sa dimension sacrée dans le travail, et ce malgré la malédiction du jardin d’Éden: « À la sueur de ton front tu mangeras ton pain ». À la lumière des écritures, le management par la peur ou les humiliations minuscules et majuscules qui gangrènent la société n’ont d’évidence aucunement leur place dans une lecture juive des relations professionnelles. Et le Talmud, entrevoyant l’idolâtrie du profit que ces méthodes servent, en souligne de plus la myopie.

La vocalisation de la racine ayn-bet-dalet ע-ב-ד a donné les mots de « travail » mais aussi d’ »idolâtrie » et d’ »esclave ». De telles proximités lexicales sont autant de mises en garde, comme si les glissements des uns aux autres – du travail à la servitude – pouvaient se faire presque négligemment. Mais justement, il semble que les textes murmurent combien l’insignifiant en apparence ne l’est jamais. Ainsi en est-il des larcins: de tous les crimes de la génération de Noé, c’est celui-ci qui a précipité le Déluge, selon le traité Sanhedrin 57a. Ainsi le vol de petites choses dont la valeur est inférieure à un pruta (la plus petite unité monétaire de l’époque) est des plus réprouvables car la victime n’a aucune façon de pouvoir réclamer son dû, trop insignifiant, par les voies légales. Cette observation invite une autre considération: être sans recours est la plus grande des violences. C’est pourquoi établir des cours de justice (aux côtés de la prohibition du meurtre ou de l’inceste par exemple) fait partie des sept préceptes des lois de Noé, celles qui devraient régir le tronc commun de l’humanité – aucun être ne devrait être laissé impuissant. Dans cette perspective, le harcèlement moral, jouant avec les vexations et les insinuations, est des plus coupables : quel recours contre cette sorte de supplice de la goutte d’eau, où les empiétements répétés et voulus sur les consciences, rendent fous ou désespérés?

L’enjeu moral est cerné dans les versets du Lévitique au chapitre 25. Le pivot est sans doute le verset 43: « Tu ne domineras point sur lui avec dureté et tu craindras ton Dieu ». Immédiatement le rapport de domination sur autrui est corrélé à un rappel de la présence divine et donc, devrait enjoindre à l’humilité. Car, une fois encore, les permutations des rôles et les revers du sort sont la grammaire des vies et de l’histoire humaine – « N’oublie pas que tu as été esclave en terre d’Égypte ».

Dans le Mishné Torah, le code juridique composé par Maïmonide, justement en Égypte à la fin du douzième siècle, le philosophe rabbin discerne treize mitsvot en rapport à l’eved ivri, « l’esclave hébreu », qui désigne en réalité un Juif en proie à des difficultés matérielles telles qu’il doit se soumettre à un âpre labeur. Le Mishné Torah encadre les conséquences de cette indigence et proscrit les travaux épuisants, les tâches serviles, interdit de laisser à un étranger le loisir de lui faire accomplir ces travaux, de l’affranchir sans le doter du moindre pécule. La notion d’eved ivri semble problématique – limitant les protections juridiques à des coreligionnaires – mais le contexte historique explique cette taxonomie ségrégationniste qui ne l’est en fait pas. De surcroît, le Talmud avait déjà encadré les relations entre dominants et dominés, bien au-delà de quelconques appartenances.

Il est interdit de maltraiter orphelin, veuve ou étranger, répète la Torah. Celui qui se montre abusif envers le faible encourt la colère divine comme le soulignent une multitude de versets. Que penser alors des politiques de déclassement bien tempéré des seniors? ou des stagiaires malmenés?

Acquérir un esclave est comme se doter d’un maître pour soi-même

Le Talmud affirme qu’acquérir un esclave est comme se doter d’un maître pour soi-même. « Il doit être ton égal en nourriture et en boisson. Tu ne devras pas manger du pain délicat et lui du pain mauvais, toi du vin frais et lui du vieux vin, dormir sur un matelas et lui sur de la paille ». Une traduction de ces injonctions dans nos problématiques contemporaines condamne sans équivoque l’écart de salaire croissant entre dirigeants et employés. À défaut de se fonder sur une intelligence du coeur, l’égalité entre employeur et employé se fonde sur une rationalité : observer d’infinies différences entre subordonnés et supérieurs est la promesse de ressentiments et ne peut dessiner, à terme, que des logiques du moindre effort et des productivités renâclées. Car au coeur de cette problématique résonne le concept d’humiliation, condamnée dans toutes ses formes par le Midrash.

L’une des facettes de l’humiliation est celle d’un individu qui voit nier sa capacité de donner – un management qui brime l’employé n’est qu’une variation de l’humiliation de la contribution que celui-ci pourrait ou souhaiterait faire. Et les conséquences en sont funestes, comme le souligne le premier crime de l’humanité, celui de Caïn, qui semble apparemment immotivé. Ainsi que l’a récemment illuminé le philosophe et professeur à l’Université hébraïque, Moshe Halbertal, dans On Sacrifice, le meurtre est commis par celui dont l’offrande a été refusée par Dieu sans motif apparent et qui a donc été rejeté dans sa faculté de faire don. Avishai Margalit dans The Decent Society dessine les contours d’un contrat social où l’humiliation serait mise au ban: une saine éthique du management constitue les prémisses et gages de rapports humains capables d’anoblir chacun. Et comme si cette promesse n’était pas suffisante, le Talmud dans son traité Nidda pose l’axiome suivant: la récompense de l’honnêteté est un surcroît de fortune. À chacun de faire de cette conviction une hypothèse et de la démontrer. D’évidence, il est facile de questionner cette mathématique et d’avancer d’infinis contre-exemples mais cette conviction, inscrite dans le judaïsme, que la morale est sa propre gratification, est sans doute aussi une façon de croire au-delà du visible.