MÉLODIES SÉFARADES

© Balulu Films / Dotan Moreno

בעמדי תוך קהלך צור לרומם, לך אקד ואכף ראש וקומה
Debout au milieu de Ton assemblée pour te glorifier mon Rocher [cf. Psaume 19,15],
Je m’incline devant Toi et courbe la tête et le corps.

Extrait d’un piyout d’Abraham Ibn Ezra (1089-1164)

Ma passion pour la liturgie séfarade (et plus strictement de tradition marocaine) date de mon adolescence après avoir assisté à un concert de Bakashot par des paytanim venus d’Israël où j’avais accompagné mon père, un peu par hasard. Cette passion est également devenue une responsabilité lorsque je suis devenu hazzan [chantre] de manière régulière. Le terme exact utilisé d’ailleurs en Afrique du Nord n’est pas tant hazzan que Shaliah Tsibour que l’on pourrait traduire par « représentant nommé par la communauté ». Cette simple expression permet de circonscrire son rôle et d’en comprendre la complexité. En effet, il doit diriger la prière, s’adresser à Dieu, mais il est avant tout le représentant de la communauté qu’il doit guider et aider à prier. Que de fois n’ai-je ressenti une certaine frustration à prier pour le groupe plutôt que de privilégier un instant de recueillement individuel. Dans la tradition séfarade, le Shaliah Tsibour, contrairement au hazzan ashkénaze, prie toujours à voix haute et n’est pas accompagné par un chœur professionnel mais par l’ensemble des voix (parfois discordantes) de la communauté. À côté du rôle du Shaliah Tsibour, et certaines fois confondu dans la même personne, se trouve le paytan, à l’origine le poète qui composait des piyoutim (poèmes religieux inclus ou pas dans la liturgie), désormais le parfait interprète de ces textes et de leurs mélodies. Le meilleur paytan étant celui qui réussit à adapter les mélodies – souvent empruntées à d’autres cultures ou styles musicaux (par exemple Zohar Argov ou Enrico Macias) au texte et non pas le contraire! 

Si les textes sont faits pour s’adresser à Dieu, les mélodies sont là pour attirer le public, l’émouvoir et l’aider à mieux prier en transmettant l’émotion se trouvant dans les textes liturgiques. L’un des exemples les plus emblématiques est selon moi une poésie datant du Moyen-Âge, chantée par les Juifs séfarades lors de Rosh Hashana (juste avant la sonnerie du shoffar) et de Kippour (lors de la prière de minha), Et Shaaré Ratson qui raconte la ligature d’Isaac dans un hébreu à la fois simple et émouvant. J’ai pris l’habitude, en reprenant la tradition de certains Juifs marocains, de le chanter sur trois airs successifs. L’ensemble de la communauté chante en chœur sur un air plutôt gai la première partie. J’enchaîne ensuite sur un air beaucoup plus lent et triste, d’origine turque, suivi par les fidèles, au moment où le texte fait parler Isaac qui veut que l’on console sa mère et qui exprime également sa peur: 

“Racontez à ma mère que sa joie a disparu 
Ce fils qu’elle enfanta à 90 ans 
Est devenu la proie du feu et du couteau; 
Où trouverai-je celui qui la consolera? 
J’ai mal pour cette mère qui pleure et gémit! 
Celui qui ligote, le ligoté et l’autel 
Devant le couteau mon langage se trouble; 
De grâce, mon père, aiguise-le bien; et mon lien, 
Renforce-le; et quand le feu consumera ma chair 
Prends avec toi ce qui restera de mes cendres 
Et dis à Sarah: ceci est le parfum d’Isaac.”
Celui qui ligote, le ligoté et l’autel 

Traduction empruntée au rabbin Claude Brahami, dans son livre de prières L’Arme de la Parole 

Enfin, je chante, seul, la dernière strophe, annonciatrice des temps messianiques, sur un air solennel, « Annonce à Sion que le temps du salut est venu ; Je vous envoie Ynone [allusion au Messie] et [le prophète] Elie »

Le rôle du paytan déborde de beaucoup le simple cadre des offices synagogaux ; les grands moments de la vie sont en effet ponctués par le chant de piyoutim dans des cadres festifs ou para-liturgiques. À cet égard, l’une des coutumes les plus emblématiques au Maroc est celle des Bakashot, ou suppliques. Cette tradition a vraisemblablement pour origine Safed, grand centre kabbalistique dans la seconde partie du Moyen-Âge et se développa au Maroc mais aussi en Irak et en Syrie, via l’Espagne. Des centaines et des centaines de poèmes, dont les plus anciens remontent à l’Espagne du XIe siècle, sont chantés en chœur par les fidèles sous la direction des paytanim, les nuits hivernales de shabbat, quelques heures avant la prière du matin. À chaque shabbat – du premier après la fête de Simhat Torah jusqu’à celui précédant Pourim – correspond son mode musical andalou (Nouba) et ses poèmes qui évoquent le lien entre Dieu et les hommes, la sainteté du shabbat, l’attente des temps messianiques et l’évocation de la Parasha de la semaine. Au Maroc, cette tradition fut conservée, enrichie et transmise par des rabbins et poètes tels que Yaacov Abensour, David Hassine ou encore David Elkayam. Au XXe siècle, des compilations furent imprimées, la plus célèbre étant Shir Yedidout [Chant d’Amour], éditée pour la première fois en 1921 à Marrakech et republiée à de nombreuses reprises jusqu’à aujourd’hui. 

Le plus grand paytan du XXe siècle fut sans conteste le rabbin David Bouzaglo (1903-1975), grammairien, enseignant, Shaliah Tsibour, et auteur de plusieurs centaines de piyoutim en hébreu et en judéo-arabe dont certains révèlent son sionisme mystique qui le poussera à passer les dernières années de sa vie en Israël. D’un très grand charisme bien qu’aveugle, doté d’une voix magnifique, il a profondément marqué plusieurs générations de Juifs de Casablanca qui venaient l’écouter chaque shabbat matin pour les Bakashot au sein desquelles il incluait des textes qu’il composait pour être chantés sur des airs folkloriques marocains ou égyptiens, alors très en vogue au Maroc. 

“ Une étoile de justice (Kokhav Tsedek
Une étoile de justice pour les générations 
Sa lumière a brillé. Abraham était unique parmi les hommes de son temps. 
Au printemps de ses jours, il connut l’Éternel 
Et vit dans son projet des illuminations. 
C’était un sage sédentaire, non pas un militaire. 
Et son nom n’était pas associé aux gens d’épée. 
Son âme ne songeait qu’à réunir les foules 
Et à leur enseigner sa loi et ses leçons!” 

Traduction de Victor Malka, Les Veilleurs de l’aube, Cerf, 2010, p. 129 

David Bouzaglo a aussi formé de très nombreux élèves qui ont donné un nouvel élan aux Bakashot et plus généralement aux piyoutim de tradition marocaine, principalement en Israël mais également en France et au Canada. Se réunir, ensommeillés, à 4 heures du matin le shabbat pour chanter en chœur ces textes magnifiques sous la conduite de paytanim aux voix mélodieuses et au savoir ancestral transmis exclusivement de manière orale est une expérience unique mêlant musique, poésie et attente messianique, et donne une impression incroyable de proximité avec Dieu.