Depuis une décennie au moins, les universitaires, enseignants et éducateurs s’inquiètent de la disparition des derniers témoins de la Shoah, dont la parole individuelle partagée en personne avec un public souvent jeune, finira par se taire.
Des témoignages écrits, commencés avant même la fin de la guerre, ont devancé les récits oraux, à la barre du tribunal ou dans les salles de classe. Puis sont venus les enregistrements audio, qui capturaient la voix, l’accent, les émotions et les récits de ceux qui étaient revenus des camps, du bout de l’horreur et de la fin de l’humanité.
Avec l’avènement du film et particulièrement de la vidéo, c’est une nouvelle donne : les initiatives d’histoire orale se multiplient, en particulier la « Survivors of the Shoah Visual History Foundation » (la fondation d’histoire visuelle des survivants de la Shoah) fondée en 1994 par le réalisateur américain Steven Spielberg après le succès mondial de La Liste de Schindler l’année précédente. En près de trente ans, la Fondation aura interviewé plus de 54 000 témoins originaires d’une cinquantaine de pays et parlant trente langues différentes. Le projet a évolué grâce à la technologie : ces archives vidéo sont désormais consultables en ligne (partiellement), ainsi que dans des dizaines d’institutions à travers le monde (en France, au Mémorial de la Shoah et à l’Université américaine de Paris).
Aujourd’hui, il ne reste qu’une poignée de survivants qui a encore la force de partager son expérience de la guerre. L’intelligence artificielle a peut-être permis de développer ce que l’on pourrait appeler « témoignage 3.0 » : créer des hologrammes de témoins qui offrent au public d’interagir et de poser des questions. Un projet développé par la Fondation de Spielberg qui reste à la pointe de l’enregistrement et de l’archivage vidéo des témoins de génocide.
Le témoin est interviewé pendant une semaine, assis dans le même fauteuil et habillé des mêmes vêtements, filmé par 26 caméras qui le prennent sous tous les angles. Le personnel qualifié de la Fondation lui pose des centaines de questions sur sa vie et son expérience pendant la Shoah, ce qui explique la longueur du processus. Ensuite, il faut transformer l’interview en hologramme interactif. L’intelligence artificielle est programmée pour reconnaître certains mots-clés (par exemple « faim », « ghetto », « école », « libération ») et trouve immédiatement la meilleure réponse correspondante dans les enregistrements du témoin. L’hologramme répond à la question posée, le spectateur écoute le récit, voit les lèvres qui bougent et les yeux qui fixent la caméra. Il a l’impression d’interagir avec une personne mais il s’agit en fait une représentation numérique d’une personne réelle.
Un processus aussi complexe ne peut être entrepris qu’avec certains témoins prêts à se soumettre à tant de questions. C’est mathématique : il s’agit d’anticiper toutes les questions que pourraient poser des publics aussi divers que des enfants à l’école, des étudiants universitaires, les membres d’une communauté juive, des paroissiens chrétiens, des visiteurs de musée ou des journalistes. Une question personnelle et factuelle, « Dans quelle ville avez-vous grandi ? » peut être suivie d’une demande plus philosophique « Croyez-vous encore en Dieu ? », ou sans rapport direct avec le témoin mais qui peut traverser l’esprit d’un jeune « Avez-vous rencontré Hitler ? ». Les questions doivent couvrir la vie avant la guerre (géographie, famille, école, pratique religieuse, loisirs), les aspects détaillés de la Shoah (discrimination, arrestation, ghetto, déportation, survie, libération), la reconstruction personnelle (famille disparue, mariage et descendance, émigration, convictions religieuses, relation à l’Allemagne et au pays d’origine) et envisager à la fois du concret, de l’émotionnel et du philosophique, du personnel et du général. Il faut être prêt aux questions complexes, naïves, ou relevant de l’intime. Les réponses sont relativement courtes, afin de permettre au public de poser de nombreuses questions et de garder une attention soutenue.
Le premier prototype d’hologramme a été développé en 2017 avec Pinchas Gutter, né en 1932 dans une famille hassidique de Łódź, en Pologne. Il a survécu à la Shoah et vit au Canada. Son hologramme – qui peut être reproduit à l’infini – est installé au Musée-Mémorial de la Shoah, à New York, et circule dans plusieurs écoles d’Amérique du Nord.
Cet hologramme dégage une impression étrange – pas tant quand il répond à une question donnée, même si le montage est plus serré et concis que si l’homme répondait spontanément – mais dans l’intervalle entre les questions. On voit l’hologramme de Pinchas Gutter silencieux, mais pas complètement fixe, avec ses paupières qui battent régulièrement et ses yeux qui vous fixent… Il est là et il n’est pas là, il raconte une histoire vécue – la sienne – mais on sent que c’est une sorte de doublure qui s’adresse au spectateur-intervieweur. C’est plus réel et plus vivant que de visionner une vidéo, mais on sent l’intervention de la technologie.
Les nouveaux hologrammes – il y en a 25 – promettent d’être plus perfectionnés grâce à la technologie de l’intelligence artificielle. Les témoins nonagénaires qui acceptent de participer à cette expérience tout de même éprouvante sont satisfaits du résultat. Non seulement leur témoignage est une contribution importante à l’éducation à la Shoah, mais ils espèrent aussi qu’un public nombreux et varié leur posera des questions… même quand ils auront quitté ce monde. Quoi qu’il en soit, tous les outils sont bons pour préserver la mémoire originale.