Ibtissam abandonna très tôt son amant ce matin-là. Il était âgé de soixante ans de moins qu’elle, sublime éphèbe recruté directement dans les rangs de sa garde personnelle. Elle tolérait encore la présence masculine dans l’entourage du pouvoir, plafonnée à dix pour-cent par la dernière loi de planification pour l’égalité. Elle l’observa, dormant sur le ventre, le drap ne couvrant que ses pieds. Elle détestait les réveils sans sexe, mais la clinique ophtalmologique des 15-20 devait lui remplacer les yeux aujourd’hui. Elle avait opté pour « l’œil de Corée », un hybride de biotechnologie créé grâce au « gène robot » qui avait révolutionné le domaine des augmentations dix ans auparavant. Plus grand-chose n’était d’origine chez elle, presque tous ses organes, peau comprise, avaient déjà été remplacés, et à quatre-vingts ans elle en paraissait à peine trente.
À l’arrière de la voiture qui l’emmenait pour l’opération, elle reçut un message de sa ministre de la contraction démographique : « Tu veux annoncer toi-même que nous avons enfin atteint le seuil de 0,2 pour le taux de natalité ? ». « Non, c’est ta victoire. Je suis off trois jours, je te laisse faire ». La France allait atteindre son objectif de stabilisation de la population à 28 millions d’habitants, première nation avec le Japon à réussir sa phase initiale de dépopulation dans les temps. Le programme One Billion Humans s’était imposé au monde après l’été 2025 qui avait vu une accélération exponentielle de la fonte du Groenland, libérant des forêts fossiles prises dans les glaces depuis trente millions d’années et qui abritaient un étrange virus, celui-ci détruisit presque l’intégralité des animaux d’élevage de la planète. Si ce fut une incroyable opportunité pour la mise en œuvre du plan de véganisation du monde, la famine mondiale et le chaos politique qui avaient suivi provoquèrent l’effondrement de la moitié des États, surtout au sud, et il fut décidé sous la pression des populations d’établir un gouvernement de coordination mondiale en charge du State Building, dont Ibtissam était membre pour la région Méditerranée. L’Union européenne avait disparu, l’égoïsme du germanisme post-héroïque s’étant illustré une nouvelle fois de manière délirante pendant la crise du virus groenlandais, le monde avait tourné le dos à ce peuple désormais réduit au rôle d’aide de camps des Ukrainiennes, qui dominaient du Rhin à l’Oural, l’autre moitié de la Russie étant occupée par la Chine. En arrivant à la clinique, elle se fit remplacer l’intégralité de son sang, protocole obligatoire avant toute opération d’augmentation. Sa conseillère pour les affaires spatiales, Soane, l’accompagnait.
Un incident avait eu lieu sur Mars, le dôme de la colonie Gisèle Halimi dans l’Her Desher Vallis s’était fissuré, et Ibtissam avait exigé d’Elian Muskova qu’elle revienne sur terre s’expliquer. La confiance dans le programme martien ne pouvait être atteinte, sous aucun prétexte. La plus célèbre des « femmes repenties », celle-là même qui avait lancé la « grande transition sexuelle » grâce à son entreprise VaginaLink, pilotait le programme martien au nom du gouvernement mondial. Tous les grands fauves du capitalisme avaient suivi le mouvement après que la présidente du gouvernement planétaire, Alexandra Ocasio-Cortez eut pris le décret « female empowerment », réservant cent pour cent des postes à responsabilité aux femmes. Il était spécifié dans ce décret que tous les hommes qui voudraient rester à leur place avaient 5 ans pour devenir des femmes. Son sang était remplacé. Cette nouvelle génération de sang augmenté de millions de nanorobots avait éliminé les cancers de l’ancien monde, pour celles qui y avaient financièrement accès, naturellement.
La technologie des molécules programmables et les nouvelles augmentations permises par les gènes robots designers permettaient d’envisager une espérance de vie de trois cents ans. Aucun besoin donc de renouveler immédiatement la population par la procréation. La génération de femmes nées dans les années soixante-dix/quatre-vingt du xxe siècle inventait une nouvelle ère de l’humanité, une humanité scindée en deux où une minorité de femmes augmentées et richissimes se projetait sur trois siècles d’existence, dominant une espèce à l’ambition multiplanétaire. « Programme-moi un entretien avec cette connasse d’Elian dès que son Teslaéronef sera arrivé à la station orbitale terrestre Claudie Haigneré ».
À son réveil postopératoire, Ibtissam était un peu perturbée par sa nouvelle vue. La transparence de la lumière avait une autre texture, elle percevait le magnétisme qui entourait les personnes, elle avait l’impression de pouvoir lire leur âme, c’était très étrange. Elle s’habituerait. Elle avait une journée devant elle avant son entretien avec Elian. Elles devaient établir une stratégie ensemble pour convaincre que l’avarie sur le dôme Gisèle Halimi était totalement maîtrisée, que cette technologie était sûre. La construction des dômes martiens tirait toute l’économie humaine, c’était la muraille de Chine du xxie siècle, et les investissements programmés pour la colonisation des satellites de Jupiter et Saturnes, Ganymède et Titan, étaient basés sur la confiance dans la fiabilité des dômes. La crédibilité de la France à gouverner le programme de conquête sous l’égide d’Ariane Espace était en jeu, donc sa propre crédibilité à elle, l’une des femmes les plus puissantes et importantes de l’Histoire. Et Ibtissam savait pertinemment qu’Ocasio-Cortez rêvait de la remplacer par Greta Thunberg à la tête du programme, elle qui militait pour une sobriété ad astra, une version écologiste de la conquête spatiale. Elle avait des haut-le-cœur en pensant à l’émergence de ZAD sous les dômes extraterrestres. Sa conseillère aux affaires spatiales lui proposa un plan comprenant une commission d’enquête indépendante dirigée par le Saaba, le nouveau nom de l’Afrique subsaharienne postcoloniale, désormais composée d’un seul État. Le plan était malin, d’autant que le régime des Panthères, la junte de colonelles ingénieures qui dirigeaient le Saaba, réclamait sa part de Mars, ayant déjà été mis hors course dans les colonies lunaires. En échange du contrôle du futur dôme du Mont Olympe, elles devraient accepter d’assumer les conclusions d’une enquête blanchissant SpaceX et Ariane Espace pour d’éventuels défauts de construction. « C’est ok, on va proposer ça à Ocasio-Cortez. Je te charge de convaincre Elian avant notre entretien ».
Elle consacra sa journée à la cérémonie de remise des diplômes de l’École polytechnique. La totalité de la population féminine devait désormais obtenir le grade d’ingénieure, en plus d’au minimum un autre diplôme d’étude supérieure. Le plan EW « Engineer Womankind’s » était le plus grand effort de l’histoire jamais consenti pour élever le degré d’intelligence de l’espèce humaine. Seules les ingénieures disposaient de droits politiques, et ce dans toutes les sociétés humaines. C’était pensé comme une condition de survie pour l’humanité, et une condition nécessaire à son nouveau développement. Sur le modèle du génie militaire romain, le nouvel empire des femmes se voulait ainsi taillé pour durer toujours : solide, bâtisseur, prospectif.
Elle fut particulièrement impressionnée par un petit groupe de trois sexagénaires rayonnantes de beauté qui avaient inventé au cours de leur cycle d’études de dix ans d’ingénierie en biomimétisme une bactérie aux redoutables priorités. Inspirée d’une bactérie du système digestif du tardigrade, celle-ci avait vu son ARN être reprogrammé pour transformer le CO2 en oxygène. Les premiers résultats étaient encourageants, les perspectives d’usage absolument enthousiasmantes : réparation de l’atmosphère terrestre, terraformation de l’atmosphère martien. Le biomimétisme couplé au génie génétique était certainement l’un des domaines de la science les plus porteurs depuis le début des années quarante.
Le courant politique des bioconservatrices menait une bataille acharnée contre ce nouvel horizon de la science, menant une véritable guérilla juridique à la commission mondiale des lois de bioéthiques contre la généralisation de la manipulation génétique, rappelant la catastrophe de la manipulation de la protéine Spike par l’introduction d’un site de clivage de la furine dans le code ADN du SARS-CoV-2 et dont on subissait encore les effets (la traumatisante 41e vague du virus dans sa version Upsilon 8c qui avait emporté des millions d’enfants). Ibtissam avait rendez-vous avec Elian à onze heures, elle put consacrer sa matinée à ce jeune amant taillé comme une statue grecque. Il était allongé, nu et endormi à côté d’elle quand l’hologramme de la tycoon de Mars apparut au-dessus de son lit.
– Salut Elian, tu as fait bon voyage ?
– Oui je te remercie Ibtissam.
– Soane t’a présenté le plan ?
– C’est un bon plan, et on va présenter les choses comme ça. Mais nous avons un problème.
– Ah oui lequel ?
– Ce sont des membres de la Ligue masculine qui ont désactivé le champ de force qui protégeait le dôme et permis qu’un météore s’écrase dessus et le fissure. Ils ont réussi à s’implanter sur Mars.
– Comment ? C’est impossible, nous avons éradiqué les derniers membres de la Ligue il y a dix ans. Tu ne serais pas en train de me raconter un gros mensonge pour dissimuler des failles dans la sécurité planétaire martienne ?
– Je suis on ne peut plus sérieuse. Je te transfère le rapport d’enquête, nous les avons tous arrêtés. Une cellule de 22 masculino-terroristes. Les implants de vérité que nous avons greffés à leur cerveau les ont fait parler. Les ramifications avec la terre sont très nombreuses, nous avons d’ores et déjà identifié des milliers de membres, infiltrés à tous les niveaux du gouvernement mondial.
– Transfère-moi ça.
En lisant le rapport dans son lit, elle vit apparaître le nom de son jeune garde, qui était allongé à côté d’elle. Il ne se réveilla jamais, comme des milliers d’autres ne virent le jour suivant se lever. La loi pour la planification de l’Égalité de 2063 resta dans les mémoires en éliminant définitivement les hommes des sphères du pouvoir, inspirant au dernier journal pro-homme cette ultime Une avant fermeture : « Si c’est ça la Sororité, on préfère encore la Fraternité ! ».