ונשא השעיר עליו את-כל-עונתם אל-ארץ גזרה
« C’est la première fois que l’on me donne la parole en 5776 ans… Je suis si conscient de ma chance qu’il ne faut pas compter sur moi pour sombrer dans la revendication à l’image de toutes les bêtes à qui la parole est donnée inconsidérément, sur Facebouc notamment. Malgré tout, ma première question coule de source : pourquoi l’Éternel m’a choisi moi, le bouc, parmi tous les animaux de la création, pour faire la besogne annuelle ? Pourquoi suis-je la bête émissaire ? Non que je me plaigne d’être le seul à travailler à Kippour, parce qu’il en faut bien un, et c’est bien volontiers, dans cette mesure sacrée, que je m’acquitte de ma tâche. Mais pourquoi pas le taureau ou l’oiseau, sacrifiés à tour de bras ici et là en d’autres jours moins saints ? Pourquoi, entre mes cornes à moi, un espace de sept à huit centimètres, déposer l’ensemble des péchés de tout le peuple d’Israël, ses plus grosses fautes et plus mineures iniquités? – je ne sais pas si vous imaginez le volume ? ! – alors qu’il avait à disposition l’entre-pavillons, voire défenses, de l’éléphant, physiologiquement autrement plus conforme à la tâche ?
C’est avec sa nonchalance légendaire que l’éléphant-émissaire aurait porté le fardeau, claudiquant lourdement de droite et de gauche chargé du fatras de vos âneries. Au lieu de ça, on a décrété cette grosse bête « espèce protégée ». C’est souvent les plus gros ou les plus forts que l’on protège, j’ai noté. Peut-être en vertu de la grande sagesse d’une mathématique divine dont les subtils calculs nous échappent ? Afin d’exhorter les moins solides à gagner des forces, encore et encore ? Mais à la fin, c’est usant. L’Éternel aurait aussi pu jeter son dévolu sur la grenouille, le moustique ou la sauterelle, universellement connus pour être des plaies. Mais non : moi ! Pour vous dire ma mansuétude, je ne veux pas priver de leur sort enviable tous ces épargnés, et je regarde plutôt vers d’autres animaux que nul n’aurait pleuré ni plaint, car nul ne sait s’ils sont faits de poils ou de plumes, en l’air, sur terre ou dans l’eau, comme le « fourmilion » ou le « cerf-bouc », la « valérie » (Vayikra, 11 : 13), non comestible, ou le solam (Vayikra, 11: 22), comestible. Au lieu de l’un de ceux-là, il a été décidé en haut lieu que mon peuple de boucs serait le peuple élu de la population animale : quand les cadeaux viennent de trop haut, ils ressemblent fort à des fardeaux !
Cela dit, tout bouc que je suis, j’ai de la chance. Car à Kippour, Aaron tire deux boucs au sort (Vayikra, 16:8) : l’un est sacrifié à l’Éternel, l’autre, moi l’émissaire, suis envoyé « à Azazel ». Au moins, j’ai la vie sauve. Mais chaque année, la question se pose : c’est où, Azazel ? Qui parmi vous est déjà allé à Azazel?! Les avis diffèrent : selon Rachi et Ezra, il s’agirait d’une montagne ; selon d’autres, du désert ; selon d’autres encore, d’une montagne dans le désert ou encore du Shéol, ce mystérieux non-lieu. Finalement, moi seul ai la réponse, car nul à part moi ne va jamais à Azazel. C’est à Tenou’a que j’ai décidé de révéler, non où était Azazel – à chaque jour suffit sa peine et la vôtre est assez grande aujourd’hui, vous ne gagneriez rien à ce que j’en fasse la révélation publique pour les raisons que vous saurez bientôt – mais vous révéler donc comment les choses, exactement, s’y passent, ainsi que mon secret, que vous comprendrez l’intérêt bien compris de garder, et plus encore de méditer. En en tirant les conséquences qui s’imposent. Aaron appuie donc ses deux mains sur ma tête et y pose tous les péchés des enfants d’Israël (à qui il demande de croître et multiplier, merci pour moi, il parle des enfants, mais j’évoque moi les péchés), ce qui rend ma mission chaque année plus périlleuse, courir dans le désert avec cette pile branlante de milliers de mètres de haut sans rien laisser tomber relevant désormais du défi, un peu comme la course annuelle des garçons de café un plateau à la main. Je cours ridicule, comme affublé d’une tiare dont nul ne voit le bout flirtant avec la stratosphère. Un temps, je suis accompagné vers « Azazel » par un homme désigné pour l’occasion qui, sitôt qu’il m’a lâché dans une contrée solitaire, va se jeter à l’eau pour se laver et y purifier ses vêtements. Après quoi il rentre au camp retrouver les siens, blancs comme l’agneau, lavés de toute faute. Mais lavés jusqu’à quand ? Dix minutes ? Une heure ? Un jour? Et le secret, le voilà: lavés jusqu’à ce que je revienne ! Car aucun homme ne s’est jamais demandé, dans sa grande naïveté, pourquoi on n’avait jamais retrouvé trace du moindre fragment de métatarse des 5776 boucs morts en un lieu-dit appelé Azazel ! En vérité, chaque année, pendant que mon accompagnateur de voyage barbote dans son lac, je dépose l’ensemble des péchés en un lieu connu de moi seul, mais dont je ne vous cache pas que l’existence ne saurait rester éternellement secrète… Car l’amoncellement de vos péchés concurrencera bientôt la hauteur du Mont Sinaï, soyez en conscients. Le péché n’est pas biodégradable ! Certes, il est soustrait à votre regard, il est absent de vos cœurs, il est hors de vos mains, mais il est… à Azazel. Aussi vous le dis-je amicalement : que vous commettiez des fautes, cela va finir par se savoir. Il serait temps que cela cesse. Et si l’Éternel a déclaré à propos de ma mission de bouc émissaire qu’elle serait accomplie « chaque année le septième mois, le dixième jour du mois », « Et ceci sera pour moi une loi éternelle », sachez qu’il n’a jamais envisagé que vous manqueriez d’intelligence au point de commettre « éternellement » les mêmes erreurs, durant des siècles. Les hommes ont l’arrogance, pour le pire, de s’arroger des éternités qui dépassent la conception divine. Cessez! Car bravement, chaque année, confiant, je rentre discrètement d’Azazel, me dissimulant de buisson en buisson. Je réintègre le troupeau en espérant ne plus avoir à accomplir ce maudit bien que saint voyage.
Sauf que… sauf qu’il reste toujours une once de tentation délictueuse ou délicieuse au cœur de ma laine, avec laquelle je reviens, et que le gros du troupeau, d’année en année, s’en trouve contaminé. Mais c’est loin d’être une fatalité.
Rien ne serait plus offensant pour un bouc émissaire que de se voir traité de brebis galeuse. J’en vois pourtant venir quelques-uns, prompts à voir en moi le porteur de germes qui les dédouane et les disculpe. Et c’est bien là que je voulais en venir. Il serait déloyal que je ne revienne pas d’Azazel et que vous soit ainsi épargné le désir de mal faire, l’intention mauvaise, la possibilité du pire. Quelle liberté alors auriez-vous de vous montrer vertueux ? Je n’évoque pas le degré de valeur morale, dont je n’ai que faire d’un point de vue théorique, qui s’en trouverait diminué, mais la latitude de plaisir du Juste à se sentir fleurir comme le palmier et à arroser de sa joie tous ses congénères alentours. Où trouveriez-vous votre bonheur ? La question n’est pas que le mal ou le malheur cesse d’exister, mais que les hommes cessent de s’y précipiter, or j’en vois de trop nombreux avides de me bouffer la laine corrompue sur le dos au lieu qu’ils pourraient s’en tenir à l’écart. C’est l’homme qui d’agneau se fait loup. Seul. Alors en ce jour d’expiation collective, pensez-y. Car mon vœu le plus cher serait de ne plus jamais devoir aller à Azazel, dès la fin 5777. En ce temps où le loup paîtra avec l’agneau, il aura encore des dents. Il aura simplement renoncé à s’en servir. Le changement, réellement, ce peut être maintenant. »