Au Centre Georges Devereux où elle consulte, Nathalie Zajde, maître de conférences en psychologie à l’Université de Paris-8, parle avec une femme dans le couloir. Elle lui tient la main longuement tout en discutant, comme on peut le faire dans certaines cultures africaines. Son ton a changé par rapport à l’instant d’avant lorsqu’elle s’entretenait avec une jeune fille toute de voiles vêtue. Quand elle s’adresse à nous, le ton est encore différent, la voix, l’intonation, les expressions, tout est autre. Nathalie Zajde est un caméléon culturel qui réussit un exploit délicat : adopter le temps d’un instant les codes de communication propres à la culture de celui qu’elle prend en charge.
Psychologue clinicienne responsable de la cellule dédiée aux survivants de la Shoah et à leurs descendants, Nathalie Zajde est spécialisée en ethnopsychiatrie. “L’ethnopsychiatrie, nous explique-telle, c’est la capacité à construire avec les patients leurs questionnements et à les accompagner pour trouver ce qui, dans leur culture, dans leurs rites, dans ce qui leur a été transmis ou qu’on a oublié de leur transmettre, leur permettra d’aller mieux.” L’ethnopsy, c’est la psy débarrassée du biais culturel et acculturant qui se voudrait universel ; l’ethnopsy c’est une approche sans grille qui enferme, sans théorie unique, sans diktats, c’est une psy intéressée aux savoirs psy des autres “sans exclusive ni hiérarchie”, comme l’écrit Tobie Nathan.
Fille de fonctionnaires français issus du judaïsme polonais, Nathalie Zajde grandit dans un milieu de gauche pour qui les valeurs républicaines tiennent lieu de religion, “un milieu convaincu que l’instruction et l’alphabétisation occidentales sauveraient l’humanité”. Elle sait, bien sûr, que ses parents ont été des enfants cachés. Elle grandit en sachant qu’elle est juive mais sans rien connaître de la religion. “Nous adorions la France, tout en ayant le sentiment que ce n’était pas vraiment chez nous. Et en même temps, nous n’avions pas d’autre chez nous”. Et puis il y a ces grands-parents, ceux qui ont survécu à la Shoah ; un de chaque côté, qui parlent yiddish avec leurs enfants, qui ont cet accent. “Quand j’étais petite, je croyais que tous les grands-parents avaient un accent, qu’ils venaient tous d’ailleurs”. Petite, elle se rend bien compte aussi que cette famille si réduite ne devrait pas l’être autant, qu’il en manque une grande partie.
Devenue étudiante, Nathalie Zajde étudie la psycho à Paris-13. À l’Université, elle découvre l’ethnologie et l’ethnopsychiatrie et entame immédiatement une psychanalyse qui la plonge dans un état de dépression. Son diplôme en poche, elle part en stage à Los Angeles, où elle assiste médusée à une consultation de thérapie familiale au cours de laquelle le professeur explique qu’il s’agit “typiquement d’un syndrome du survivant”. Elle n’en avait jamais entendu parler et c’est pour elle une révélation : Nathalie Zajde décide de faire une thèse. Ce sera, en France, la première thèse de psychologie sur les “descendants de survivants de l’extermination nazie”.
Fin des années 1980, pour réaliser cette thèse, Nathalie Zajde passe une annonce dans Libé et L’Arche. Elle recherche des rescapés et des descendants de survivants. Plusieurs partagent l’étonnement qu’ils ont ressenti en lisant cette annonce : soudain, ils existaient. Petit à petit, elle multiplie les témoignages de rescapés qui l’accueillent en lui demandant si elle va “supporter ce qu’ils ont à dire”. Elle leur répond qu’elle sait “qu’ils sont déjà morts”. “Plusieurs fois même”, réplique un de ses interlocuteurs. Le dialogue s’engage et le rescapé peut commencer à raconter toutes ces morts et les questions qui restent en suspens, à commencer par celle de sa survie. Encouragée par Tobie Nathan et son équipe d’ethnopsychiatrie, elle crée le premier groupe de parole des enfants de survivants en 1989 parce que “le cadre de l’ethnopsychiatrie le permet. Ne pas penser les sujets avec une théorie qui leur préexiste, mais plutôt la construire avec eux. Une psychologie démocratique, en quelque sorte.”
Au Burundi, au Rwanda, en Guinée, elle s’intéresse au syndrome de stress posttraumatique, monte un centre de recherche à l’Université de Bujumbura pour prendre en charge les populations traumatisées par les meurtres de masse. La question des absents ici aussi est centrale, celle des morts qui errent et qui réclament. En psychologie savante, penser à partir des morts le problème des vivants n’est pas évident. Les morts n’ont pas leur place dans les manuels de psychiatrie. Ils n’intéressent la psychanalyse que comme alibi. “L’approche ethnopsy permet d’apprendre des patients et de prendre en compte le problème tel qu’il se présente, même quand il n’a pas d’existence pour la psychologie ou la psychanalyse.”
“Concernant les victimes de la Shoah, nous parlons de familles dans lesquelles il y a, plus de morts que de vivants, ce n’est pas étonnant que les morts soient un problème lancinant”, explique Nathalie Zajde. “Les participants aux groupes de parole ne comprennent pas pourquoi ils pleurent à l’évocation de personnes qu’ils n’ont pas connues. Au lieu de penser les patients déprimés, nous nous intéressons à leurs morts, disparus dans des conditions abominables, empêchés de vivre leur vie jusqu’au bout et privés de sépulture. Nous les prenons au sérieux, ces absents qui font pression sur ceux qui leur ont survécu. Pour faire cesser l’errance des morts de la Shoah, ensemble, nous interrogeons la tradition juive qui recèle des propositions de réparation spécifique et efficace.”
Au sein de l’équipe d’ethnopsychiatrie, avec les années de pratique, face à des gens qui lui ressemblent ou ressemblent à ses parents, mais aussi face à des patients venus de cultures très éloignées, aux parcours différent et souvent douloureux, Nathalie Zajde a appris à “être à l’écoute de la diversité culturelle des pratiques thérapeutiques”. “Très peu d’humains sur Terre pensent en termes psy, explique-telle. Les sociétés humaines conçoivent une place pour les invisibles, pour les ancêtres, pour les non-humains. La tradition thérapeutique juive ne fait pas exception. Quand on accueille des survivants de la Shoah, quand on soigne les descendants de victimes, ne pas prendre en compte ce que veulent leurs morts revient à renforcer le traumatisme. Au contraire, traiter chaque mort selon ses exigences procure au vivant qui s’en fait le héraut un soulagement inespéré.”
À lire :
– Blog : enfantscaches.wordpress.com
– Guérir de la Shoah, Odile Jacob, 2005
– Enfants de survivants, Odile Jacob, 2005 (1re éd. sous le nom de Souffle sur tous ces morts et qu’ils vivent !, éd. de la Pensée sauvage, 1993
– Les Enfants cachés en France, Odile Jacob, 2012
– Psychothérapie démocratique, avec Tobie Nathan, Odile Jacob, 2012
– Qui sont les enfants cachés ? Penser avec les grands témoins, (dir.) Odile Jacob, 2014
– Site web : www.ethnopsychiatrie.net