(Ne pas) penser l’avenir

© Yuval Yairi, Green Room (detail), from the “Forevermore” series – yuvalyairi.com

À l’enjeu de ce numéro, celui de penser l’avenir, j’ai voulu ajouter le négatif, car je crois que l’époque contemporaine pose la question traditionnelle de la projection dans l’avenir d’une façon inversée. Pour plusieurs raisons dont celle de la catastrophe écologique à la fois actuelle et annoncée, le symptôme contemporain par excellence est celui d’un refus ou d’une impossibilité de penser l’avenir, produisant le figement dans un présent éternel.

Les hommes et les femmes ont toujours pensé l’avenir, c’est le principe des projets, de l’ambition, et plus simplement du désir. Pour Lacan, le désir trouve son origine dans un manque initial et tend vers le comblement toujours à venir de ce manque ; il est ce qui porte la vie de chacun de nous et nous mène à chaque étape de notre vie de l’illusion d’une satisfaction enfin totale à la découverte de nouvelles insatisfactions et concomitamment, de possibilités nouvelles qu’elles ouvrent.

Au petit enfant qui voulait faire des choses interdites, on disait traditionnellement « quand tu seras grand », et cette limite qu’on lui opposait était aussi ce qui lui permettait de rêver à son avenir. C’est ce que la psychanalyse appelle la castration, qui en séparant le permis de l’interdit, ouvre le champ des possibles. Dans le contemporain pourtant, les choses fonctionnent différemment, on ne croit plus à une séparation si claire entre le permis et l’interdit, qui trouvait sa source dans une morale provenant des religions. Sans système unique de valeurs qui nous dicte notre action, chacun de nous se demande ce qu’il peut désirer, ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Selon quel critère qui ne soit pas que celui de nos envies, dont Freud a rappelé qu’elles peuvent être meurtrières et incestueuses, peut-on distinguer ce qui est permis de ce qui n’est pas permis ?

Freud en 1930 dans Malaise dans la civilisation s’inquiétait de savoir si la civilisation serait ou non à même de poser une limite aux pulsions agressives de l’homme et d’éviter la destruction de l’humanité : « les hommes sont allés si loin dans la maîtrise de la nature qu’il leur est facile, avec son aide, de s’entretuer jusqu’au dernier ». Si l’on reprend la question aujourd’hui, on peut se demander, dans un monde d’après l’effondrement des morales religieuses et des grands récits, ce qui empêche la pulsion de mort de gagner la bataille. On pense alors à un enjeu contemporain majeur qui est venu affecter notre rapport au possible et à la limite : le réchauffement climatique, avec ses effets dans le présent sur le climat et les migrations, et l’anticipation d’un avenir apocalyptique.

Depuis la prise de conscience du dérèglement climatique et de l’essoufflement des ressources de la planète, la question se pose de la limite réelle aux actions de chacun et aux satisfactions de nos pulsions. On pourrait penser que la prise de conscience du changement climatique, notamment avec l’arrivée de ses effets visibles dans l’actuel de nos vies, tiendrait lieu d’une nouvelle limite qui, remplaçant celle de la morale religieuse, permettrait de s’appuyer sur elle pour distinguer le permis de l’interdit ou le possible de l’impossible et ainsi ouvrir à l’action. Pourtant, comme on le voit dans le film, comique mais très juste, Don’t look up – déni cosmique, face à l’annonce d’une catastrophe, la réaction première est souvent de ne pas y croire. Ainsi, la catastrophe écologique annoncée, plutôt que de pousser à agir pour la contrer, risque d’écraser toute action, conduisant à des réactions opposées mais découlant d’un même déni : que ce soit la dépression, qui conduit à attendre sans bouger qu’un miracle se produise, ou à l’inverse, la recherche d’une satisfaction sans bornes, qui défie la catastrophe tout en la précipitant.

Contrairement à la limite que fixaient les religions, qui était symbolique et permettait à chacun de s’appuyer sur elle pour avoir confiance dans un avenir possible et agir, la limite actuelle, celle du réel, ne donne pas confiance a priori dans le fait qu’il existe une solution. De façon concrète, même si l’on sait intellectuellement qu’une action sur les émissions de gaz à effet de serre aurait un impact sur l’avenir, montrant que l’avenir n’est pas écrit d’avance, l’inertie de l’action politique dans les régimes démocratiques pousse plutôt à une interprétation en termes d’avenir déjà joué et à un renoncement à toute action. L’éclatement des subjectivités de la société actuelle renforce cette tendance de chacun à se rabattre sur ses propres satisfactions et à dénier les réalités difficiles, du fait du sentiment de l’inutilité de toute action individuelle et de l’absence d’un collectif qui ferait sens. Le récit d’un avenir déjà écrit, apocalyptique, vient boucher par une certitude un monde désordonné, évitant à chacun l’angoisse de l’incertitude de l’avenir, mais produisant par la même occasion des effets de déni et de figement dans une temporalité traumatique, plutôt que d’incitation à l’action.

La clinique contemporaine est celle de cette tension entre une incertitude qui angoisse et une certitude mortifère, le symptôme venant pour chacun boucher l’angoisse. Un patient doit se séparer d’un groupe de personnes avec qui il a partagé un moment important, et pour la première fois, malgré sa tristesse, il supporte l’idée que l’avenir est incertain, qu’il ne sait pas s’il les reverra ni quand cela arrivera. Il se rend compte pendant la séance que dans le fond, auparavant, sous couvert de craindre l’incertitude de l’avenir, il s’appuyait en fait sur une certitude, liée à son histoire passée : celle du pire toujours à venir. Cette fois, au contraire, l’incertitude de la configuration future de son lien à ces personnes ouvre à des possibles : celui de se perdre de vue mais aussi celui de se revoir, sous des formes variables. De son côté, une patiente tombe amoureuse pour la première fois ; elle est d’abord terrifiée car cela risque de « déranger » l’organisation de sa vie qui vise à parer à son angoisse, en lien avec son histoire familiale. À la séance suivante, elle parle de son angoisse qui s’est apaisée, elle se rend alors compte que le dérangement peut être « temporaire », que toute action n’entraîne pas une chute inéluctable vers la catastrophe. Les catastrophes sont celles que sa famille a vécues, et dont la répétition sans fin d’une génération à l’autre lui semblait une évidence.

Ce que montre Winnicott, c’est que la crainte d’un avenir déjà écrit n’est souvent qu’une des formes d’un traumatisme passé : la « crainte de l’effondrement » serait le symptôme d’un effondrement qui a déjà eu lieu mais n’a pas été véritablement vécu par le sujet. Il s’agit alors pour l’analyste d’aider le patient à articuler ce traumatisme passé pour qu’il s’inscrive dans une histoire et que la temporalité puisse reprendre son cours, ouvrant l’avenir en le séparant du passé. Comment cela se fait-il, dans la cure ? Dans un monde sans ordre ou morale préétablie, pour s’orienter et supporter l’incertitude de l’avenir à partir des traumatismes du passé, peut-être qu’il faut tout de même un repère, et ce repère, c’est la confiance dans un autre. S’il n’y a plus de récit partagé, religieux ou laïque, pour garantir un avenir heureux, au moins faut-il pouvoir s’appuyer sur la fiabilité de ses semblables pour espérer et désirer. C’est là que la présence de l’analyste joue un rôle.

La religion juive a un rapport particulier à cette question de l’avenir : si comme toute religion elle ordonne le Bien et le Mal et donne des repères pour s’orienter dans le monde, elle refuse la question de la prédestination ou du déterminisme, conservant la possibilité d’une liberté dans l’action de l’homme. Le Deutéronome interdit toute divination et prédiction de l’avenir. Selon l’interprétation de Rashi, il s’agit de permettre aux hommes d’accueillir ce qui leur arrive, de se sentir responsables face aux événements et libres d’agir. Il est interdit d’écouter les devins, qui prédisent un avenir déjà écrit, contrairement aux prophètes, qui aident à comprendre le présent et ainsi à prendre des décisions pour l’avenir. Il y a toutefois une tension dans le judaïsme entre cette vigilance à l’égard d’une déresponsabilisation induite par la divination et une attention aux signes en lien avec le messianisme.

Dans notre monde actuel et à l’échelle des individus, on peut souhaiter que les psychanalystes, en permettant aux traumatismes du passé de se dire et de s’écrire dans une histoire, ouvrent à la possibilité d’un avenir qui ne serait pas déjà écrit, dans la certitude d’une catastrophe, mais réellement incertain, et donc possible. À partir de là, chacun pourrait retrouver le sens d’une action, individuelle et collective, pourquoi pas dans le domaine climatique.