NÉCESSITÉ DU DIBBOUK OU LES PARADOXES DE L’IDENTITÉ

Mystérieux invités sous la soucca, ni tout à fait vivants, ni tout à fait morts. Dibbouks, fantômes rassurants, hétéronymes, insaisissables, séduisants et multiples, Romain Gary en est un parfait ambassadeur.

On m’a demandé de choisir un invité, un dibbouk comme la tradition juive aime à les convoquer, un de ces étrangers que l’on accueille au moment de la fête de Souccot. J’ai immédiatement pensé à toi. Au milieu du chaos et des incertitudes de l’époque, le choix s’imposait, me diras-tu. Tantôt patriote polonais, tantôt jeune garçon musulman, tantôt chasseur d’éléphants, tantôt python, tu as mis ton œuvre au service de tes métamorphoses, au gré de pseudonymes chaque fois plus évocateurs, à commencer par celui de Gary qui, en russe, signifie « feu ». Devenu Fosco Sinibaldi lorsque, diplomate, tu as pris la plume dans les années 1950 pour te moquer des mœurs de tes collègues de l’ONU, tu t’es changé en René Deville, John Markham Beach, empruntant l’identité de Shatan Bogatt pour les besoins d’un roman policier, avant de t’échapper définitivement en Émile Ajar (alias ton neveu Paul Pavlovitch), recevoir une deuxième fois le Prix Goncourt, puis te faire la peau sous le nom de Tonton Makout et redevenir Gary dans ton œuvre ultime, Les Cerfs-Volants. Toi que l’histoire a fait tour à tour russe, lituanien et polonais dans ta Vilnius natale, qui t’es choisi français par ton engagement dans la Résistance, tu as connu plusieurs vies, les vraies – combattant de la France Libre, écrivain, diplomate, cinéaste – auxquelles viennent s’ajouter toutes celles que tu t’es inventées.

Te retrouver sous la forme d’un dibbouk relève donc d’une certaine logique, celle qui fait de tes personnages des êtres « picaresques », c’est-à-dire, dans ton langage, des protagonistes qui savent s’incarner dans leur auteur, ce qui les contraint, selon une arithmétique dont toi seul as le secret, à se démultiplier. Tu as toi-même consacré à ce thème l’un de tes plus beaux romans, La Danse de Gengis Cohn, décrivant au grand scandale de certains qui pensaient qu’on ne devait pas rire avec « cela », les déboires du commissaire Schatz, ancien commandant SS qui ordonna le massacre de juifs dans une fosse commune à Auschwitz et que vient hanter, en pyjama rayé, étoile jaune au côté, le fantôme d’une de ses victimes, ancien acteur du théâtre yiddish, Gengis Cohn. Ton dibbouk, celui qu’à tes yeux chacun de nous porte, ou devrait pouvoir convoquer pour se confronter à la réalité, n’a pas comme dans la Kabbale mission de laver les offenses subies. Il est là pour provoquer, tordre la réalité. Il exerce son pouvoir de dérision sur l’histoire qui a eu lieu et celle qui s’accomplit sous nos yeux. Car le thème que ton œuvre tisse inlassablement est la cruauté, la souffrance parfois même, que suppose le fait d’être contemporain de sa propre histoire. D’où la nécessité où l’on se trouve pour s’en tirer de se déprendre de soi, d’inventer un récit alternatif lui-même générateur d’un autre mode de pensée.

Le dibbouk est donc celui qui rompt avec les lois de la Nature, pas seulement en raison d’une existence fantastique comme dans les récits de Kafka, mais parce qu’il procède à une inversion des valeurs. Redonner vie à un être disparu, c’est en même temps changer son histoire, effacer la page, réimpressionner la pellicule. Telle est la mission dévolue à l’écrivain. Car il n’est rien que nous puissions invoquer pour excuser ce qui s’est passé là, non plus que ce qui ne manquera pas de se produire à nouveau. Telle est d’ailleurs ce que nous apprend la construction en miroir des deux parties de La Danse de Gengis Cohn. Si le drame tragicomique de Lily, dame de la haute noblesse allemande, vient troubler le dialogue d’amour-haine qu’entretient le commandant SS avec sa victime juive, c’est que l’humanité, réincarnée en la personne de Lily, nymphomane serial-killeuse, est à nouveau prête à tout par « humanisme », au point qu’elle en viendrait dans sa recherche d’idéal presque à délaisser l’antisémitisme pour des haines plus actuelles. Rien ne vaut face à ce destin des misérables faux-semblants que nous cherchons à lui opposer, qu’il s’agisse de la politique, de l’obéissance (Gary est l’anti-Arendt), de la réussite ou de l’argent. Moins encore l’appel à la culture qui, sous les traits de la Joconde ou du poète Schiller, masque les horreurs par des chefs-d’œuvre sans jamais empêcher qu’ils ne s’accomplissent. L’amour de la musique et des lettres furent, on le sait, les compagnons quotidiens des bourreaux d’Auschwitz. Pas même enfin la chronologie, dans laquelle le passé vient percuter le présent et où l’avenir se joue moins dans les grandes avancées de l’humanité que dans ses échecs retentissants.

C’est évidemment à la question des migrants, si différents et si semblables, que nous renvoie la figure du dibbouk. De nombreux philosophes, de Kant à J. Derrida, en passant par E. Levinas, ont réfléchi à la manière dont l’homme doit accueillir l’étranger et se comporter face à lui. Leur présence sur notre territoire depuis quelques années devrait venir troubler l’ordre « naturel » et nous offrir la possibilité d’agir en êtres humains puisque, pour une fois, l’histoire n’est pas encore écrite. Ce n’est pas de morale qu’il s’agit. Si les idéaux humanitaires invoqués aujourd’hui au nom d’un universel auquel on voudrait nous assigner n’ont apporté aucune réponse, c’est qu’ils en étaient incapables, figeant la pensée dans des modèles normatifs. Telle est la leçon que tu nous donnes. Si d’identité ou d’identification il ne saurait être question puisque c’est en leur nom que sont perpétrés les holocaustes, il ne faut pas pour autant conclure au mélange des genres. Les migrants qui frappent à nos portes sont à l’image des relations qu’entretiennent Gengis Cohn et le commandant Schatz. Ils n’ont besoin ni de notre empathie, ni de notre pitié. Ils ne nous demandent pas de prendre leur place et ne cherchent pas à occuper la nôtre. Le plus inconvenant dans la présence obsédante de Cohn dans l’esprit de son tortionnaire n’est pas l’ironie doucereuse et cruelle dont il use à son égard, s’invitant au quotidien dans son existence, ni même le fait qu’il ait contaminé la pensée du commandant SS, à la manière dont le souvenir de l’extermination des Juifs hante aujourd’hui encore la mémoire allemande. Le plus inconvenant est que lui-même redoute d’être, à son tour, corrompu par l’esprit nazi. « Il m’arrive […] d’être pris de panique et d’imaginer que Hitler a gagné, qu’il ne nous a pas seulement exterminés mais qu’il nous a encore, d’une manière ignoble, unis l’un à l’autre, qu’il a mélangé nos psychismes » (p. 68) Là réside la limite que tu fixes à la confusion des esprits et des genres. Face à cela il faut en appeler, non à la politique, mais à l’imagination. Ce n’est pas leurs personnalités qu’échangent le SS et le juif mort à Auschwitz. Le dibbouk incarne ce mouvement de l’esprit qui nous permet de nous imaginer dans la peau d’un autre. Aussi son principal caractère réside dans l’humour, un humour désespéré, qui seul autorise à aborder les questions les plus sérieuses dans la mesure où il nous interdit de nous laisser prendre par la raison ou par les sentiments. L’urgence de la situation commande en revanche que nous ayons une liberté d’esprit assez grande pour imaginer appartenir à la même humanité que ceux que nous voyons aujourd’hui comme des étrangers. Dans les paradoxes que tu aimes à manier et dont notre époque est friande, ton dibbouk n’est pas là pour dire le mélange et la confusion mais pour mettre le doigt sur les paradoxes de l’identité qui sont en même temps ceux de la modernité. C’est ici que ton œuvre nous parle. Quitter l’histoire pour en venir au récit, là où se tient la véritable humanité. Laisser les fictions parachever les vies qui sinon n’auraient aucun sens. C’est ce contre-récit qu’incarne le dibbouk. En affirmant que l’imaginaire ne peut être vaincu, que l’histoire doit être réécrite, que jamais les nazis n’auraient pu condamner les juifs à la disparition, le romancier inverse les hiérarchies. Il place l’esprit au-dessus de l’histoire. « Rien d’important ne meurt […] Seuls les hommes et les papillons ». Cette phrase léguée par son père à Janek, le jeune héros d’Éducation européenne est l’élixir par lequel tu t’es assuré de notre éternité. Car ta grande interrogation, à l’image du judaïsme dans lequel tu trempas si souvent ta plume, ce n’est pas la mort, c’est la poésie de la vie.