La Shoah est paradigmatique : par son ampleur, sa méthode et ses conséquences, elle a notamment obligé à repenser le droit, la théologie, la liturgie, ainsi que les pratiques funéraires et commémoratives. Pour la première fois, les cibles de la machine de mort sont des civils dont les corps ont été eux aussi éliminés. Comment rendre hommage aux morts en l’absence d’une date et d’un lieu de décès précis, d’une sépulture individuelle et, parfois, de la certitude même qu’ils sont morts ?
Les rabbins, pressés par la nécessité de dire le kaddish annuellement, ont d’abord pensé au 9 Av, date de la destruction du deuxième Temple de Jérusalem, jour de deuil et de jeûne qui inclut aussi d’autres catastrophes ayant frappé le peuple juif au cours des âges. Mais cette date n’était pas assez unique pour l’événement qui l’était. L’État d’Israël nouvellement créé s’empara de la question en termes religieux et politiques ; en 1951, la Knesset vota l’établissement de Yom haShoah vehaGvurah (littéralement la « journée de la destruction et de l’héroïsme ») le 27 Nissan, cinq jours après la fin de Pessah, fête de la libération, et sept jours avant Yom Hazikaron, le souvenir de ceux qui sont morts dans les guerres d’Israël. Yom haShoah se situe donc entre libération et destruction, entre une fête religieuse et une commémoration laïque et nationale, pendant la période de l’Omer, elle-même un temps de demi-deuil. C’est la date qui a été adoptée par les juifs du monde entier, même si les pratiques associées à cette date varient largement : service religieux, témoignage d’un survivant, film ou représentation artistique, lecture de noms, étude de textes ou combinaison de plusieurs activités.
En l’absence de sépulture individuelle (tombe) ou collective (cimetière), plusieurs substituts ont été choisis : le monument spécifique à un lieu de vie, de déportation ou de mort, qui fait l’objet de pèlerinages réguliers. On pense aux plaques sur les façades d’immeubles ou de maisons, aux mémoriaux dans les camps de concentration. Une autre possibilité reste la tombe collective dans un cimetière existant : après la guerre, plusieurs cimetières juifs d’Europe ont demandé un peu de terre au musée d’Auschwitz, sachant qu’elle était mêlée de cendres humaines. C’est ainsi qu’à l’entrée du cimetière de Weissensee, à Berlin, le visiteur voit immédiatement le monument pour les victimes de la Shoah, une urne contenant des cendres d’Auschwitz. Il y a aussi des pratiques commémoratives comme la lecture de noms de victimes par pays, par ville ou par région, ainsi que les offices religieux qui intègrent un paragraphe spécial ajouté à la prière funéraire ashkénaze El Malé Rahamim: « À toutes les âmes des six millions de Juifs disparus dans la Shoah en Europe, qui furent tués, abattus, brûlés et qui ont ajouté à la sanctification du Nom, aux mains des assassins allemands et de leurs alliés d’autres peuples ; du fait que toute notre communauté prie pour l’élévation de leurs âmes ; que le Maître de Miséricorde les cache dans le secret de ses ailes pour l’éternité et enveloppe leurs âmes dans la vie éternelle ; que Dieu soit leur héritage, qu’ils reposent au Paradis. » D’autres éléments liturgiques spécifiques à la Shoah ont été ajoutés au rituel de Yom Kippour et à celui de Pessah.
Si la Knesset a choisi en 1951 déjà la date de commémoration de la Shoah et en 1953 l’établissement d’un mémorial qui allait devenir Yad Vashem, il a fallu attendre jusqu’en 1959 pour que des pratiques concrètes soient adoptées par Israël : les deux minutes de silence annoncées par une sirène, pendant lesquelles tout s’arrête – bus, voitures, conversations, affaires. Les drapeaux sont en berne, les programmes audiovisuels sont réduits ou tournent autour de cette thématique. L’avantage d’une journée dédiée à la mémoire plutôt qu’un monument est sa flexibilité et son caractère évolutif avec le temps.
Les efforts pour unifier les juifs autour de la commémoration de la Shoah ont été bénéfiques pour tous ceux qui, parents de victimes ou sans lien direct, religieux ou laïcs, ashkénazes ou séfarades, veulent honorer la mémoire des juifs tués par les nazis et leurs collaborateurs. Mais cette standardisation met certains mal à l’aise : la destruction des juifs de Pologne semble parfois omniprésente, au détriment d’autres communautés au sud ou au nord de l’Europe ; la dimension religieuse ne sied pas aux laïcs, agnostiques et aux non-juifs vivant en Israël ; on pourrait aussi parler du décalage avec les juifs iraniens, éthiopiens ou indiens. Ainsi, plutôt que de parler de mémoire partagée lors des cérémonies du 27 Nissan, il est plus adéquat (et tout aussi fort) de parler d’un moment partagé autour de la Shoah, moment qui est empli de sens, d’émotion, d’histoire et de mémoire.