Nouvelle: “Caché” ou l’afikoman d’Ibn Ezra

“It was thrust carelessly, and even, as it seemed, contemptuously, into one of the uppermost divisions of the rack.”
Edgar Allan Poe, The Purloined Letter

[On l’avait jetée négligemment, et même, à ce qu’il semblait, assez dédaigneusement dans l’un des compartiments supérieurs du porte-cartes]
Egar Allan Poe, La Lettre volée, traduction par Charles Baudelaire

© Matthew Hansel, The Summit, 2023, Oil and flashe paint on canvas, 102×81 cm
Courtesy of the artist and Braverman Gallery, Tel Aviv – bravermangallery.com

La fraîcheur de la rivière, dont il entendait battre le cours le long de la berge, se communiquait à l’air. Il n’aurait su dire ce que cette nuit lui évoquait : il y avait là un toucher, un goût qu’il croyait avoir oubliés, et qui se rappelaient à lui avec persistance, conjurant à sa perception les jours oubliés de son enfance. Il faisait bien plus chaud alors, mais il ne savait quoi, la caresse du vent peut-être, les étoiles qui scintillaient dans le silence, ou ce chant intermittent de tout à l’heure, femme ou oiseau…

Il leva les yeux vers le ciel qui, avec les années, lui était devenu plus familier que la terre, si vaste et pourtant si petite, qu’avaient depuis lors arpentée ses pas – et c’était néanmoins la première fois depuis des mois qu’il le regardait ainsi, ce ciel, sans son astrolabe, avec la naïveté d’une bête ou d’un enfant.

Astrolabe : à ce mot que son esprit, errant, lui murmurait, il sourit car il avait tout à coup pensé au récit du clerc. Quarante ans avant, celui-ci lui avait-il raconté pendant qu’ils ajustaient ensemble l’instrument, l’un d’entre eux, qu’il avait côtoyé peu de temps avant sa mort, avait aimé son élève, une fille noble à la beauté et à l’esprit plus qu’humains. Elle savait non seulement le latin mais aussi le grec et même, disait-on, l’hébreu. Ce prodige à peine croyable l’était tout à fait, rapporté aux autres merveilles qui se disaient d’elle. On l’appelait Héloïse, et cet homme, son précepteur, l’avait aimée, oui, comme elle l’aimait d’ailleurs en retour. Ils s’étaient aimés d’un amour aussi nouveau, aussi étrange que leur philosophie – en tout cas plus qu’il n’eût fallu. Il leur en était né un fils, qu’elle avait appelé Astrolabe, ni plus ni moins. C’est qu’ils croyaient l’un et l’autre à la force de l’esprit humain, de peu inférieur à celui des anges : l’astrolabe n’en était-il pas la plus merveilleuse et la plus prometteuse des concrétions ? Un matin, des hommes de main stipendiés par la famille de la damoiselle s’étaient saisis de son amant et l’avaient puni par où il avait péché. Et Abraham percevait dans les paroles du clerc comme un grain d’envie : les choses ne lui eussent-elles pas été plus simples, à ce tondu, si, à l’instar du malheureux amant d’Héloïse, sa virilité fût au moins définitivement mise en bride ? À la vérité, il n’avait pas l’air beaucoup moins émasculé que celui qu’il appelait Pierre Abélard.

Abraham eût été curieux de lire les lettres que les malheureux s’étaient écrites après cette catastrophe. On les disait pleines de brûlants secrets, et il aimait les secrets. Comme les Pléiades maintenant montaient à l’orient, il songea à la question du bénédictin : s’il y répondait comme il le devait, ne se donnerait-il pas l’air de vouloir « attacher les liens des Pléiades » comme Job, ce rebelle ? Qui était-il donc pour défier les Sages ?
« Il y a une question, cher maître, que je voulais vous poser. »

La musique de cette phrase lui revenait sans cesse en tête, fatidique, comme les mots qui annoncèrent un jour quelque terrible nouvelle et qu’on se rappelle à tout jamais, en se couchant et en se levant, et plus encore que l’événement même : c’est que la phrase du clerc, maintenant, lui en rappelait justement une autre, qu’il voulait depuis dix ans, sans succès, bannir de son esprit.

Les deux hommes échangeaient dans cet affreux patois du Nord, celui du vieillard, et Abraham avait peine à croire qu’il y eût des poètes dont, comme on l’en avait assuré, ce fût la langue. Il lui répondit en langue d’oc, souriant, que, des questions, il en avait plein d’autres lui-même, et tout un sac.
« J’y répondrai, maître, repartit l’autre, j’y répondrai avec joie… si j’en ai la possibilité.
– En attendant, je t’écoute. Mais, de grâce, ne m’interroge ni sur l’Écriture ni sur les superstitions de mes frères de ton pays : je ne veux pas en dire de mal.
– C’est tout mon pays qui est superstitieux, vous le savez bien : je vois mal pourquoi les Juifs y échapperaient. Ici, les légendes sont toute la vérité, et les clercs ne dissertent pas moins des loups-garous que du sexe des anges.
– J’aime encore mieux les loups-garous. Il se dit que rabbi Salomon y croyait, qui suis-je alors pour me moquer ?
– Je vous dirais bien qu’il s’en voit en effet parfois dans nos forêts, mais, mon maître… C’est vous qui en avez parlé !
– Touché ! Alors, s’il te plaît, épargne-moi l’Écriture. Je suis las, et je ne veux pas polémiquer : le ciel nous rassemble, je n’aimerais parler que de ça.
– Cher maître… Qui d’autre pourrais-je interroger ? »

Il eut l’impression que le petit vieillard allait pleurer : sa mise en garde n’étant pas si sérieuse, il partit d’un éclat de rire et l’assura qu’il pouvait lui poser les questions qu’il voudrait. L’autre fixa un instant le couchant ensanglanté, là-bas, en direction de la mer. Un cri de mouette se fit entendre, qu’Abraham associerait longtemps à sa question, comme la morsure d’une raillerie, ou comme un pleur d’enfant.

« Écoutez, je ne connais pas la langue sainte… Mais il y a un point que je ne comprends pas. Il est écrit une chose un peu étrange au sujet des pérégrinations d’Abraham, lorsque lui et Sarah s’installèrent à Sichem. »

Il tressaillit. Ce ne fut pas d’abord cette identité de nom : il est vrai qu’à chaque fois il lui semblait un peu que l’on parlait de lui, et cela pouvait prendre un tour scabreux qui lui avait toujours été désagréable, comme lorsque, enfant, il rougissait à la mention de Ketourah et d’Agar, qu’on lui disait être une seule et même femme – et il se remémorait cette concubine de son grand-père, appelé lui aussi comme l’aïeul des croyants, qui paraissait prendre tant de plaisir avec sa chair de vieux. Plus tard, ce fut le sacrifice : son Isaac aussi avait treize ans le jour où il lui avait exprimé ses premiers doutes… Le clerc remarqua son trouble.

« Il y a dix ans, quelqu’un m’a posé une question sur ce verset. J’espère que ce n’est pas la même.
– Je l’espère aussi, fit l’autre tout à coup plus hésitant encore.
– Je t’écoute.
– Mon maître, saint Jérôme écrit, s’agissant de cet endroit où Abraham et Sarah s’installèrent, que Chananeus autem tunc erat in terra, le Cananéen…
– Vivait alors dans le pays, je connais le latin, et si tu préfères, nous pouvons d’ailleurs y passer : ton patois m’écorche un peu les oreilles ! »

Sa mauvaise humeur surprit le clerc, quoiqu’il sût mieux que personne toute l’audace de sa question. Il bredouilla quelques paroles d’excuses et voulut donc poursuivre en latin, mais Abraham l’interrompit à nouveau.

« Ve-ha-Kenaani az ba-harets, articula-t-il d’une voix lasse, Jérôme a traduit correctement. Et toi, tu veux savoir pourquoi notre maître Moïse, qui vivait avant la conquête de Canaan, écrivait ce mot, az, c’est-à-dire alors. N’est-ce pas ? Les Cananéens y vivaient aussi du temps de Moïse, alors pourquoi cet alors ?
– Mon maître a bien compris ce que je voulais dire… Voilà un verset qui donne l’impression…
– Qu’il n’a pas été écrit par Moïse ?
– C’est un peu ça, oui… »

En prononçant ces mots, le clerc devint aussi écarlate que le ciel.
« Il est bien heureux qu’il n’existe pas encore chez vous, comme chez les Ismaélites, de tribunal pour les hérétiques : ta question t’y coûterait sans doute la vie.
– Oh oui… Oui, cela est bien heureux.
– Il est aussi heureux que les rabbins n’aient pas le pouvoir de faire justice eux-mêmes, en tout cas pas celui de tuer qui bon leur semble, car des questions, j’en ai de pires que la tienne. »

Le malheureux sembla d’un coup revivre.
« Rabbi Salomon, dont tu m’as dit qu’il ne vivait pas bien loin de là où tu as grandi, a une explication à ce sujet. La veux-tu ?
– Mais bien volontiers ! »

Abraham sourit malgré lui : cet enthousiasme d’homme vierge le touchait, lui rappelant un peu le sien, du temps de sa jeunesse. Seulement lui avait vieilli, tandis que l’autre était resté gamin.
« Il dit que cette terre avait été promise aux enfants de Sem et qu’alors seulement, quand Abraham s’y installa, les enfants de Cham étaient pour ainsi dire en train d’en prendre possession. »

Il observa le questionneur. Apparemment, ce qui ne marchait pas en hébreu n’avait pas plus d’apparence en latin : la langue était têtue, fût-ce en traduction.
« Tu n’y crois pas, je le vois. Et tu te tais, de peur de m’offenser. Mais moi, je n’y crois pas non plus. Sache seulement que s’il y avait une autre explication, comme je le pense et comme tu sembles le penser, ce serait un grand secret, un secret que seuls les sages devraient connaître : il y a des choses que les masses ne doivent pas comprendre, et moins encore les gens à moitié instruits.
– Mais un secret… drôlement mis en évidence !
– Connais-tu l’afikoman ?
– Mon maître oublie que je ne connais pas le grec, et l’hébreu moins encore.
– Je ne sais quelle langue c’est mais peu importe. Pendant la nuit de Pâque, on cache un bout de pain azyme, qu’on demande au plus jeune enfant d’aller chercher, vers la fin du repas : ensuite, tous le mangent. Comme plusieurs autres choses, oui, que notre doctrine sainte recèle, le secret sur lequel tu m’interroges est mis en évidence : crois-en mon expérience, j’ai été cet enfant, et l’on ne cache jamais si bien une chose qu’en la livrant au regard de tous. »

Maintenant que la nuit était venue, et qu’il l’avait passée aux côtés du petit clerc d’abord, puis seul à contempler les constellations de l’orient qui se levaient l’une après l’autre dans la brise – Orion, le Taureau et sa Poussinière, comme on l’appelait dans la contrée –, Abraham se remémorait la première fois qu’il avait discuté de ces choses. Il lui assenait ses arguments avec hargne et autorité : les fils d’Ismaël avaient raison, lui disait-il, l’Écriture était perdue, falsifiée, ces mots n’étaient pas ceux de Moïse. Et lui de penser à ces hérétiques des temps anciens, dont il se disait, horreur, qu’ils osaient prétendre que Moïse avait tort, qu’il avait mal compris la parole qui lui était adressée, ou qu’il l’avait même sciemment déformée. Ève prise de la côte d’Adam ? Il ne pouvait, disaient ces effrontés, en être ainsi : c’est de la femme que naît l’homme, et non l’inverse ! Mais n’était-il pas pire encore de suggérer que les mots de sa Loi n’étaient tout simplement pas les siens ?

Il y avait longtemps qu’Abraham ne pleurait plus. Longtemps aussi qu’il ne se reprochait plus d’avoir précipité son départ : qu’eût-il dû faire ? L’élever comme un âne pour se donner l’assurance de ne jamais le voir s’éloigner ? Et le visage du petit clerc, qui eût pu être son père, se mêlait maintenant dans son esprit à celui de son fils.

© Sigalit Landau, Jephtah’s Daughter, 2008, Metal armature, papier mache, 240x100x120 cm
Courtesy of the artist and Alon Segev Gallery, Tel Aviv – www.alonsegevgallery.com

Notice explicative
• L’Abraham de ce conte est bien sûr Abraham Ibn Ezra, natif de Tudèle, en Navarre, qui se trouvait en Normandie vers le milieu du XIIe siècle. Immense savant, astronome (et astrologue), philosophe et poète, il fut aussi un commentateur de la Bible, l’un des plus célèbres, aussi libre qu’exigeant.
• On aura compris que Rabbi Salomon est le Champenois Salomon ben Isaac, c’est-à-dire Rashi.
• Abélard est Abélard, et Héloïse est Héloïse. Leur fils s’appelait en effet Astrolabe, ce que certains mauvais esprits comparent à Techno Mecanicus, le « nom » du fils d’Elon Musk : ils ont tort mais qu’importe ?
• Contrairement au Midrash (Bereshit Rabbah, 56,11) qui soutient qu’Isaac avait trente-sept ans lors de son « sacrifice », interprétation favorisée dans le monde ashkénaze, surtout après la Première croisade, pour ce qu’elle implique de volonté de se sacrifier de la part d’un fils adulte et mûr – et peut-être pour sa proximité avec l’âge de Jésus au moment de sa mort – et contrairement aussi à ceux qui disent qu’il n’avait que cinq ans, Ibn Ezra dit qu’il en avait environ treize : assez pour porter le bois, pas assez pour lutter contre son père.
• Le bout de verset commenté appartient à Genèse 12,6. Ibn Ezra en identifia six autres, sans compter le « secret des douze » versets finaux du Deutéronome déjà évoqué dans le Talmud (notamment dans Menahot 30a). Cette révélation voilée devait, des siècles plus tard, inspirer Spinoza. C’est notamment à cause des accusations islamiques de falsification de l’Écriture qu’Ibn Ezra avait préféré ne pas tout dire expressément.
• L’Inquisition ne fut fondée qu’en 1184, soit trente ans après cette possible discussion. Elle ne se mit à faire usage de la torture que plus tard encore (1252). L’accusation d’hérésie avait alors déjà coûté la vie à de nombreux esprits libres de l’islam (dès le VIIIe siècle). Au XIIIe siècle, certains rabbins provençaux, voyant la répression des hérétiques cathares, souhaitèrent pouvoir livrer leurs propres hérétiques (les héritiers d’Ibn Ezra) au bûcher. Les rabbins polonais firent de même, au XVIIIe siècle, avec les « zoharites » ou frankistes.
• Au XIIe siècle, les rabbins ashkénazes, tout comme leurs voisins chrétiens, se mirent à croire en effet aux loups-garous, ce qui est bien moins grave (et je le dis sans ironie) que de croire que Moïse ait vraiment pu écrire que « le Cananéen vivait alors dans le pays ». Après tout, chacun sait que les loups-garous, d’une façon ou d’une autre, cela existe.
• En 1143, Isaac Ibn Ezra avait embrassé l’islam, au grand désespoir de son père.