Je n’aurais probablement pas pu tomber amoureuse d’un non-Juif ». Ce propos d’Anne Sinclair est surtout connu pour le sketch, l’un de ses plus célèbres, que Pierre Desproges lui consacra en 1986. Dans une interview qu’il accorda plus tard aux Inrockuptibles, il affirma, en dépit de l’amitié qu’il avait pour la journaliste, que ces mots n’étaient pas substantiellement différents de ceux d’un père raciste qui ne voudrait pas « donner sa fille à un Nègre ».
Plusieurs éléments sont ici dignes d’intérêt. Tout d’abord, la phrase en question est introuvable et il semble qu’il y ait ou mécompréhension ou « glose » de la part de l’humoriste : Anne Sinclair n’a fait que répondre à une question, partiellement orientée, qui lui était posée dans un livre d’entretiens. Elle expliquait ainsi pourquoi certains traits psychologiques, une histoire, une certaine « angoisse » communes, mais aussi le spectre de l’antisémitisme (« J’aurais toujours eu peur qu’un jour, dans une dispute comme il s’en produit dans tous les couples, il y ait ce problème-là en plus… ») font qu’elle « ne croit pas » qu’il lui aurait été possible d’épouser un non-Juif.
Épouser n’est pas aimer, pas seulement du moins : on épouse quelqu’un pour fonder une chaîne de vie et de sens, qui dépasse en les épanouissant, les sentiments que l’on a pu éprouver à son endroit. Par ailleurs, à aucun moment Anne Sinclair ne fait référence à un quelconque caractère racial et surtout, elle ne stipule certainement pas que son comportement devrait aussi valoir pour « sa fille » : ses considérations ne sont pas normatives. Inutile d’ajouter que le choix qu’elle défend ne semble rien devoir à l’institution rabbinique – chose que Desproges lui-même ne prend pas non plus en compte.
On pourrait donc dire que la réaction de ce dernier relève du plus complet contresens : réduction d’un choix rationnel à l’expression d’un sentiment, et en même temps de préférences personnelles incontrôlables présidant en effet partiellement à ce choix, à une expression de haine et de mépris (le racisme de la majorité blanche pour l’étranger noir). On pourrait aussi dire que la grande absente de toute cette discussion, c’est la religion, ou plutôt la transmission de celle-ci, et qu’à cet égard et Sinclair et Desproges ont tort : l’essentiel n’est pas, diront certains, qu’on ne peut pas « tomber amoureux » d’un non-Juif ou d’une non- Juive, ou qu’on épouse plus facilement un Juif ou une Juive à cause de l’humour ou de certaines névroses partagés, ni qu’on évite ainsi mieux de s’entendre traiter de « sale Juif » ou appeler « Rachel » à la faveur de la première querelle de ménage… Non, l’essentiel est que l’endogamie préserve la transmission du judaïsme, un point c’est tout.
La vérité est que ce dernier aspect, bien que souvent cité, est de loin le moins intéressant, y compris dans une perspective religieuse. Si les rabbins le voulaient, les conversions seraient plus faciles : on verrait bien que l’amour individuel (comme dans le cas de Zéphora-Tsippora, ou d’une autre manière, de Ruth) peut conduire à embrasser la foi de celui, de celle que l’on aime. En outre, la halakha permet de convertir des enfants : si seule la transmission était en jeu, on le ferait plus souvent et surtout, on se révolterait contre la tyrannie des institutions orthodoxes qui, comme pour punir ceux qui se marient en dehors de la communauté, refusent un tel droit à leur descendance… Quant à la pérennité de l’identité juive, on sait bien qu’il ne suffit pas, pour la garantir, de marier deux personnes culturellement, ethniquement juives : si le sang n’y a jamais suffi, de nombreux cas, certainement connus de mes lecteurs, de gens profondément attachés au judaïsme alors que la halakha ne leur reconnaît pas le statut de Juifs, tout comme, inversement, tous ces exemples pathétiques de Juifs reconnus comme tels par tous mais qui n’ont aucune idée de ce que cela signifie – prouvent assez combien peu liées sont ces deux choses. En vérité, c’est en grande partie parce que les rabbins – et, singulièrement, le Consistoire – en ont voulu ainsi, que la transmission est mise en péril par le mariage mixte. J’aimerais cependant expliquer, d’une façon qui ne vaut que pour moi, sans leçons de morale, pourquoi je crois qu’il m’aurait été plus difficile de « tomber amoureux d’une non-Juive ». Pourquoi, en somme, Desproges a peut-être bien eu raison de comprendre comme il l’a fait le propos d’Anne Sinclair, qu’en tous les cas son contre- sens correspond à une certaine vérité, non pas tant de la judéité, que de l’amour même.
Étrangement, il apparaît que l’interprétation qu’il en fait « romanticise », si l’on peut dire, la parole qu’il dénonce : il ne s’agit plus de mariage, mais d’amour. Voilà ce que d’aucuns auront encore plus de mal à pardonner, et l’on peut même se demander si, en voulant ainsi expliciter un propos qui manquait quelque peu de clarté, Desproges n’a pas voulu en pointer ce qui lui paraissait le plus inepte, en ne laissant aucune chance à son adversaire : en effet, plus encore que répréhensible, la phrase en question ne semble-t- elle pas dès lors parfaitement absurde ? On comprendra encore qu’une femme, qu’un homme surtout, se résolve à épouser une personne de sa communauté religieuse, mais l’amour, lui, ne se commande pas !
Bien sûr que non, mais je dirais pour ma part qu’il peut se commenter, qu’on peut comprendre, ou essayer de comprendre ce qu’on aime chez quelqu’un – et je tiens qu’une certaine communauté de destin peut bel et bien en faire partie. Du reste, je vais même aller plus loin, au risque de brusquer un peu l’orthodoxie libérale et les sectateurs de l’« ouverture ».
Les contraires s’attirent, dit-on parfois. L’amour, épiphanie de l’Autre, surgirait de façon privilégiée entre personnes d’origines différentes, voire entre rejetons de familles, de races ennemies : quoi de plus beau que le mythe de Roméo et Juliette? Et encore, les Capulet et les Montaigu parlent la même langue et professent la même religion, ils sont du même monde et seule une rivalité politique les oppose. Quoi de plus beau alors que la passion de Tony et Maria dans West Side Story, héros shakespeariens bien plus radicaux, si c’est possible, que leurs illustres modèles ? D’ailleurs, tant qu’à parler de Shakespeare, il y a dans son œuvre un cas de mariage mixte en bonne et due forme : celui de Jessica et de Lorenzo, dans Le Marchand de Venise; certes, en l’espèce, la Juive se convertit, mais ne pourrait-on pas soutenir qu’elle ne le fait que par amour et que cet amour, plus fort que tout, plus fort que son attachement filial, que sa fidélité à son peuple, est sacré? Il quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme, et ils ne seront plus qu’une seule chair… En tout cas, moi, je n’ai rien à dire contre ça.
Et je ne veux surtout rien en dire. Je m’inscris avec joie, avec fierté, dans la tradition romantique (au demeurant bien malmenée ces derniers temps, et pas forcément par les seuls tenants du fanatisme religieux et de l’endogamie), je m’y inscris et je sais que cela implique de préférer la passion, la bête en l’homme, l’instinct. Mais je demande : si mon instinct, et je ne parle encore une fois que de moi, me fait aimer, en la femme que j’aime, ce qu’elle a précisément de juif, me fait aimer la Juive en elle comme il me fait aimer la femme en elle plutôt qu’un être neutre et sans visage, cela fait-il de moi un monstre? À l’âge où tout amour est permis, cet amour-là me serait-il donc le seul interdit? Je bénis ceux qui aiment, je bénis tous les couples shakespeariens de la terre, mais n’ai-je pas le droit, moi, d’aimer qui me « ressemble »? Nous ne sommes pas ici, répétons-le, dans le domaine de la morale : on ne trahit pas plus sa communauté, ses ancêtres, ses parents, en aimant une femme chrétienne et en voulant l’épouser, qu’on ne trahit ses enfants et l’amour qu’on leur doit en les persécutant à cause de sentiments, de choix dont après tout, ils n’ont pas à se justifier. Non, c’est d’un autre domaine qu’il s’agit, et ce domaine, c’est celui du goût, des sens, de l’intuition, des affects. Un domaine, en un mot, esthétique.
De telles amours, de telles unions mettraient en péril le peuple juif et sa foi? Sophisme. Mais sophisme aussi, de nous asséner que l’érotisme ne peut naître que de la différence, qu’il n’est de véritable amour qui ne transgresse tant soit peu les barrières de la religion ou de la famille. D’ailleurs, on s’étonne parfois de lire, d’entendre affirmés dans le même souffle l’inexistence des identités, ou leur insignifiance, et leur pouvoir en ce domaine – dès lors, bien sûr, qu’elles sont combattues et dépassées. Et puis l’on parle de différence, chose que j’entends comme un autre, mais je demande alors : de quelle différence parlez-vous ? Car d’abord, si cela était toujours le cas, ne condamneriez-vous pas l’homosexualité, ou n’exprimeriez-vous pas du moins à son égard le même embarras? Après tout, la différence sexuelle n’est pas peu de chose! Ensuite, et les tenants du mariage mixte, du moins l’espéré-je, ne me contrediront pas là-dessus, on peut être très proche d’une personne dont on ne partage ni l’origine ni la foi, plus même que de sa sœur, plus que de ses parents.
Dans Call me by your name, le roman d’André Aciman porté récemment sur les écrans par Luca Guadagnino, Elio, le narrateur, un jeune Juif, compare son attirance pour Oliver, juif aussi, à la rencontre prophétique et amoureuse de Jacob et de la fille de Laban. Face à cet homme, il se sent régénéré, « Jew to Jew », il aime à contempler son Magen David, qu’il compare à une amulette (paganisme du judaïsme!), un signe qui désignerait en eux deux quelque chose d’immortel, d’ancestral, ne demandant qu’à être réveillé de son sommeil millénaire. Cette relation qui le rend à lui-même, il l’appelle : « my homecoming ». Et si cette somptueuse intimité était aussi, à de certains moments, érotique?
La vérité est que la relation érotique se produit justement dans un accord entre des dissonances et une harmonie générale qui les enveloppe et leur donne sens, quelles que soient ces dissonances, quelle que soit cette harmonie – car il revient à chacun de trouver celles qui lui siéent. Une certaine parenté, la liberté que l’on ressent à n’avoir pas de rôle à jouer, à se sentir « chez soi », le bonheur qu’on a aussi, disons-le, à retrouver dans les traits de l’objet aimé, dans ses tics, ses gestes et ses attitudes aussi bien que sa chair, ses cheveux, sa peau, l’intimité d’une filiation antique… tout cela peut aussi tisser à l’âme un décor harmonieux sur le fond duquel la vibration des dissonances va pouvoir se déployer. Nul n’a à juger de cela, pas même Pierre Desproges.
Ô ma sœur fiancée, s’écrie le bien-aimé du Cantique des Cantiques. Un amour incestueux donc, tribal à tout le moins, ses mots en font foi. Ces objections, pour sévères qu’elles soient, n’en sont pas moins exactes. D’autres diront aussi : infantile. Régressif, argueront encore les freudiens. Et tous mépriseront la facilité de ce genre de relation, l’absence de défi qu’elle constitue.
Peut-être. Seulement, à mes yeux, dans ma vie, c’est le contraire que je constate. Et si, d’un côté, je connais de touchantes et surtout d’authentiques histoires d’amour entre Juifs et non-Juives, entre Juives et non-Juifs, si d’un autre côté, j’ai vu comme tout le monde des mariages de raison, d’impeccables unions, scellées comme il se doit sous la houppa, mais où ni le cœur ni l’entente des corps ne semblaient prendre part, force m’est aussi de dire – puisqu’il s’agit ici d’être honnête – la perplexité dans laquelle me laissent parfois les relations « mixtes » : les dehors de la différence ne suffisent pas et quand il n’y a qu’eux, ils s’avèrent même le pire piège possible. C’est que là réside le plus grand risque d’infantilisme, du moins si par ce mot l’on entend la façon qu’a l’adolescent de rêver à l’amour plutôt qu’il ne le fait, de se regarder aimer au lieu de s’abandonner, de s’aimer aimer et d’aimer qu’on le voie en cette position, plutôt qu’il n’aime, réellement, un autre être.
S’il est des couples juifs bien ennuyeux, il est aussi des couples mixtes qui se paient un peu trop aisément de roméo-et-juliettisme, et cachent ainsi plutôt mal l’inauthenticité de leur relation et le désolant manque de subjectivité qu’a chacun aux yeux de l’autre : elle, la shikse, et moi le Juif (l’intellectuel juif, l’artiste juif, le gentil petit garçon juif à sa maman…), tous deux tristes marionnettes.
Je ne saurais dire si c’est par sa facilité même que le homecoming m’est érotique. Il reste en fait que d’y atteindre reste une chose autrement plus malaisée que de revêtir ainsi son masque d’Autre devant des yeux étrangers.