Paris, mai 1990. Au cours de la manifestation d’indignation silencieuse qui traverse Paris après la profanation du cimetière juif de Carpentras, certains jeunes esprits s’échauffent et s’en prennent à la Brasserie Jenny où des néonazis avaient célébré, peu de temps auparavant, l’anniversaire d’Hitler. Simone Veil, alors députée européenne, monte sur une chaise pour calmer ceux qu’elle qualifiera le soir même sur un plateau d’Antenne 2 de « petit groupe d’extrémistes juifs qui nous fait honte ». Lorsqu’elle redescend, un adolescent lui tient la main, c’est Olivier Lalieu. Nous retrouvons le même Olivier dans son lycée de Saint-Germain-en-Laye. Seul, il fonde une « semaine contre l’oubli ». Élève de terminale, il monte un petit film, à partir d’archives. Pour les trouver, il se rend naturellement au CDJC, structure qui précéda le Mémorial de la Shoah. Il y croise le journaliste Marc Hillel et tant d’autres grandes figures du militantisme de la mémoire de la Shoah qu’il admire.
Devenu (naturellement) étudiant en Histoire, peut-être lui résonne la phrase prononcée par Simone Veil au soir de la manifestation de 1990 : « C’est l’Histoire qui forme les citoyens : un peuple qui n’a pas de mémoire est un peuple sans boussole ». Cartographe de la mémoire, il n’aura de cesse de trouver cette boussole. Le Mémorial de la Shoah est pour lui alors le symbole et l’outil idéal de cette recherche. Du ministère de la Défense où il travaille désormais, il y postule pour deux postes qui ne sont manifestement pas taillés pour lui ; mais il attise la curiosité du directeur du Mémorial et du premier directeur de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah qui décident de lui confier un poste sur mesure, celui de l’aménagement des lieux de mémoire et des projets externes. Derrière l’intitulé un peu obscur, il s’agit de promouvoir et de rendre accessible le formidable matériau dont dispose le Mémorial et d’opérer en accoucheur ou du moins en facilitateur de l’émergence de nouveaux sites mémoriels en France. Il accompagne ainsi la gestation ou le développement de plusieurs lieux de mémoire de la Shoah ou de l’internement, comme les Camps des Milles et de Gurs, le CERCIL, la rénovation du pavillon français du Musée d’Auschwitz, le lieu de mémoire au Chambon-sur-Lignon, pour beaucoup aujourd’hui rassemblés au sein du Réseau des lieux de mémoire de la Shoah en France qu’il coordonne pour le Mémorial de la Shoah. « Ces lieux étaient nécessaires », explique Olivier en racontant comment le Mémorial a endossé un rôle fédérateur, pour conseiller, ouvrir des portes, soutenir ces lieux de mémoire essentiels. À côté de ces fonctions, il poursuit une vie militante active auprès de nombreuses associations ou institutions. Il siège notamment à la Fondation pour la Mémoire de la Shoah sans discontinuité depuis sa création et au Conseil du Centre international pour l’éducation sur Auschwitz et l’Holocauste auprès du Musée d’État d’Auschwitz-Birkenau.
Interviewer Olivier sur sa vie ou son parcours est un exercice assez vain. Se plaçant en permanence en retrait, il minimise toujours son rôle, dit très peu « je » et beaucoup « nous », regarde ses mains chaque fois qu’il évoque une de ses réalisations. Il faut accepter cette distance pour commencer à apercevoir, derrière le sourire discret mais tenace, l’artisan quotidien de la mémoire, avec la fidélité du compagnonnage et la rigueur de l’historien. Même la voix d’Olivier est difficilement interprétable. Sans jamais de hausse de ton, elle n’en est pas pour autant assourdie : calme, posée, précise et même ciselée comme l’est son vocabulaire. Nourrie souvent d’un humour subtil et délicat. Alors peut-être vaut-il mieux observer Olivier. Comme nous l’avions fait l’an dernier à Birkenau, lors d’une visite de lycéens alsaciens dans le camp. Rappelez-vous : Olivier, c’était cet historien, ce guide, qui avait répondu aux sollicitations d’adolescents vaguement turbulents. Nous avions été saisis par son écoute, sa précision, sa façon de les traiter en adultes, de prendre le temps d’entendre, de répondre, de répéter autrement, de se faire comprendre. Nous avions été témoins, ce jour-là, de l’efficience de son travail. Non seulement les mauvais bougres pressentis s’étaient-ils intéressés intimement à ce qu’ils voyaient, mais aussi avait-il éveillé en eux une conscience, l’amorce d’une appréhension inédite qui se vérifia le lendemain en salle de classe. Ces élèves nourris à Soral et Dieudonné avaient été suffisamment ébranlés par ce qu’il leur avait donné à voir pour commencer à interroger leurs certitudes. « Il faut essayer absolument de leur livrer un discours fin, d’engager une relation directe, dans les yeux, de leur montrer en quoi leur présence à Auschwitz est un moment exceptionnel, d’ouvrir leur conscience et leur cœur pour essayer de faire passer un certain nombre de messages et les amener à réfléchir par eux-mêmes et dépasser un minimum ce qu’ils voient », décrit Olivier.
Un an plus tard, nous sommes à Belfort. Des dizaines d’élèves, lycéens et collégiens sont là, tous candidats au Concours National de la Résistance et de la Déportation ; certains sont très jeunes. À nouveau, Olivier parle posément, en prenant le temps d’affûter chaque phrase, avec un vocabulaire précis. On sent dans son phrasé, dans son discours et dans le choix des mots une détermination, une forme d’évidence, la conscience d’une nécessité. Auxquelles répondent une écoute et une concentration des élèves assez irréprochables.
Discret dans sa vie professionnelle, Olivier l’est plus encore quant à sa vie personnelle. Tout juste apprendra-ton, au détour d’une phrase s’excusant encore de parler de lui, ou par une allusion, qu’il a épousé Lior, responsable de la photothèque du Mémorial de la Shoah, qu’à eux deux ils ont six enfants, que toute sa vie, « depuis plus de 20 ans, ne tourne qu’autour de la déportation et de la Shoah ». Olivier vient d’une famille d’Israélites à la française, bien éloignée de la religion dès avant la guerre. Pendant la guerre, certains sont résistants et se font assassiner. D’autres sont déportés et se font assassiner. Les derniers survivent, cachés à Lyon. Olivier se dit être « à la fois le fruit de cette histoire de la persécution et de la résistance ». Et aujourd’hui, étudier la déportation nous apparaît comme sa forme de résistance, de fidélité à cet héritage lourd et à ces destins cassés. La lourdeur, justement ? « Bien sûr que c’est lourd », consent-il. « Chaque fois que je vais à Auschwitz, je suis ébranlé, Il y a aussi cette espèce de télescopage involontaire entre le passé si dramatique et le présent que l’on vit ».
Olivier souligne également que, pour lui comme pour ses confrères qui accompagnent des groupes à Auschwitz, il est impossible de s’accoutumer, parle de cet investissement propre à l’activité d’éducateur, mais démultiplié par l’histoire que portent les lieux. Cette émotion singulière « est constitutive du sujet » parce qu’il s’agit ici d’humain, de tragédie, de faits qu’on peine à se figurer. « Le jour où je serais habitué à Auschwitz, je n’irais plus, parce que pour transmettre et éduquer, il faut accepter de se donner ».
Olivier, en fait, est une bonne image du Mémorial, à la fois comme somme d’individualités et comme institution. Une image certainement pas fidèle, c’est impossible, mais représentative. Il n’a cessé de nous avertir lorsque nous préparions ce numéro : « Tout cela ne me semble pas transcendant, ce n’est pas moi, c’est fondamentalement le quotidien et l’engagement de tous ceux qui travaillent au Mémorial ». Surtout, une certitude et une seule : tout est possible, le pire comme le meilleur. « C’est une conscience aiguë dans les deux sens. On a eu tellement d’exemples de monstruosités et en même temps de gens qui n’avaient plus rien, qui connaissaient l’horreur et ont finalement réussi à se construire personnellement et professionnellement. Ça ne fait pas relativiser les choses, ça peut nous rendre plus sensibles. Mais on n’est pas là pour être dans le pathos. »
Olivier est à l’image de ses modèles et de ses confrères, à l’image de ces artisans de la mémoire, quelle que soit leur génération : calme, posé, il n’en est pas pour autant effacé. Il sait où il va, ce qu’il veut faire passer, ce qui doit passer. Il sait que c’est essentiel, il sait que c’est difficile. Il ne s’emporte pas, ne se regarde pas, ne s’impose pas. Ce qui s’impose, à lui comme à tous ses collègues du Mémorial est finalement assez lisible : “Il faut le faire, alors faisons-le”. Et toujours la nécessité, et le doute. « Sommes-nous à la hauteur de ces enjeux, de ces responsabilités face à nos enfants et à ceux qui nous ont précédés, ceux qui sont morts? Il faut rester très humble. »
À lire :
– La Déportation fragmentée. Les anciens déportés parlent de politique, Boutique de l’histoire, 1994
– La zone grise ? : La Résistance française à Buchenwald, Tallandier, 2005 (réédition sous le titre La Résistance française à Buchenwald, Tallandier, 2012)
– Histoire de la Mémoire de la Shoah, Sotéca, 2015