On t’essentialise – sans gêne, sans stress

Ce lundi, des rivières d’eau de pluie débordent les trottoirs. Pourraient-elles aussi noyer et dégorger toutes mes mauvaises pensées, toutes mes émotions mal refoulées ? Que seule ma mère au téléphone sait deviner, et, par ses mots sur mon silence, faire pleurer.

Est-ce que toutes ces eaux-là, celles qu’ouvre le ciel et celles qui, de moi, montent et rompent, pourraient me renouveler, un peu ? Comme un vase qui, lorsqu’oublié sous le robinet, déborde d’eau vierge. Comme la marée recommence toujours la grève.

J’ai vu lundi soir des tentes d’injustices, des tentes nylon détrempées. Devant l’une d’elle, une assiette à dessert récolte la petite monnaie des passants de l’escalier. J’y vois rutiler les pièces rouges, coulées comme des pierres au fond d’un bain, submergées par la crue.

Comme elles, mes mots à moi.
Ils se tiennent là, dépassés.

Une année de trop-plein de paroles et d’images mal digérées, d’émois contradictoires, les a alanguis ; les a fait tomber.

Ondoyants jusqu’au plancher marin d’un océan de solitude, mes mots en moi, déchus.
Fichés dans son abîme.
Blasés.

Alors j’ai juste arrêté d’écrire.

Car comment dire, sans surajouter du bruit au bruit, sans amonceler de manière stérile, sans noyer son propos et celui des autres ? Comment dire quand tout semble avoir été dit, bien dit, mille fois ? Aussi, comment s’y retrouver ?

Une année durant, de bla-bla-bla, de nanani, de nanana.
Une année durant, de pin-pon, de ronron, de flonflon,
de gros cons.

Partout, tu entends la même chose, cent fois remâchée – et, si fort, que, dans la lassitude, tu t’y habitues : les mots, et dans leurs bouches et sur l’écran, n’ont plus de sens.

Et avec eux, la langue, ta langue, n’a plus de force.

Car à chaque fois que nous dévoyons la sémantique, que nous la substituons à une autre, nous créons un double au Réel – un inquiétant familier, où le langage altéré ne s’inscrit plus dans le commun mais dans une subjectivité qui le rend inintelligible.

Mais un mot n’est pas un chat de Schrödinger – il n’est pas un tel et son contraire. Comment nous comprendre alors, quand le langage est accaparé ? Comment vivre ensemble, comment dialoguer ?

Un mot est une balise ; un trésor.

En lui, une pluralité d’histoires, de signifiés stables, de degrés d’humour, de volontés de démystifier. Il est un pont qui a été érigé entre les communautés et les générations, entre toutes les différences, leur permettant de coexister. De faire le monde, de le dire – d’y survivre. De transmettre ce qui a été à ceux qui ont à affronter ce qui est, et ce qui sera.

Aussi, pour chaque mot trahi, toute entente, toute rencontre, est impossible.

Le vice s’est exactement niché là ; là, dans un petit pli de ta fatigue : quand tu as cessé de rappeler et de définir, d’expliquer, et que tu as lâché prise, parce qu’exsangue. Et quand bien même tu aurais persisté, ton cœur criblé de leurs flèches, tu seras toujours perdant car le jeu est à somme nulle : ta parole est déjà vaine.

C’est cela, l’antisémitisme.

Quoi que l’on fasse, quoi que l’on dise, quoi que l’on veuille, on est rien d’autre que des petits Juifs. Et tout ce que ce mot-là, Juif, charrie avec lui – de méfiances, de doutes, de fantasmes, et, in fine, de haines.

Quelles que soient tes opinions ou tes sensibilités, quels qu’aient été tes actions ou tes combats, et les gages que tu as donnés à cette société, quel qu’eut été le prix pour toi de tes choix – ton amour, ton vote, tes disputes à table, tes amis perdus : ce n’est pas suffisant.

Quels que soient tes lectures ou tes écrits, quelles qu’aient été les preuves d’empathie que tu as montrées sans attente, et les blancs-seings de bonne foi que tu as signés au tout-venant, quel qu’eut été le poids pour toi de tes identités : ce n’est pas suffisant.

Quelles que soient tes velléités d’appartenance, quelles qu’aient été tes petites lâchetés – d’abord, et surtout, avec toi-même, quelle qu’eut été la pureté de tes sentiments et leur confusion : ce n’est pas suffisant.

Comme hier, on t’essentialise – sans gêne, sans stress.

On retourne contre toi chacun de tes stigmates, on anéantit ta parole – jusqu’à même te confisquer le mot « antisémitisme ». On te dénie la faculté de l’utiliser, de préciser ce qui l’est, ou ce qui ne l’est pas, en t’accusant de vouloir les réduire, eux, au silence.

Qu’il nous serait pourtant agréable, en effet, de leur répondre, à la place et, à chaque fois, « ftg ».

Ce que je crois, c’est qu’une personne qui ne peut pas éprouver l’antisémitisme n’a pas à m’expliquer ce qu’il signifie vraiment ; ni comment, ni quand, je devrais, ou je ne devrais pas, m’en défendre.

Pas plus que je n’ai l’orgueil ou la prétention de savoir ce qu’une personne noire, musulmane, ou arabe, vit en France.

Et pourtant, je ne compte plus le nombre d’abrutis qui viennent me raconter ce qu’est ma judéité.

À l’ère de toutes les déconstructions, je ne l’aurais jamais cru possible. Mais partout l’effondrement ; partout le fascisme, le populisme, la démagogie, mangent notre monde et nos cerveaux. Partout, les couleurs des extrêmes se confondent, se lient et se liguent – jusqu’à notre propre communauté. C’est indigne, et, pourtant, si humain de choisir Thanatos, les idées simples, la radicalité, quand la colère, la peur et le désespoir nous étreignent.

C’est toutefois un devoir moral envers nos morts que d’y résister.

Moi, j’admire les personnes qui croient encore au poids de leur parole et qui arrivent toujours à l’articuler – malgré le vide dans lequel elle est jetée. Malgré le dévoiement des mots, incessamment mélangés en Babel. Et malgré l’illégitimité, puis la censure, dont un juge invisible et impitoyable, les frappe.

Celui-ci siège en tous lieux, sur un qui-vive permanent. Il sanctifie et prodigue tout autant qu’il sait reprendre ses grâces : il défait les réputations comme il les a consacrées. Il méprise la nuance et abhorre ceux qui n’épousent pas tout entiers ses causes.

Ce juge n’est pas un Dieu : il ne trône nulle part et tente pourtant de commander à tous. Ce juge, c’est ceux qui ont laissé à leurs pieds leur colonne vertébrale, et, derrière eux, la cohérence de leurs engagements et valeurs passés. Après tout, qu’est-ce qu’une petite trahison de soi-même face à une si grande peur du rejet ?

Cœur sur vous les token.

Aujourd’hui, quand nous osons parler d’antisémitisme, on nous renvoie à des réalités géopolitiques ; on nous demande de nous justifier et d’argumenter sur plusieurs siècles. Parfois, cela m’inhibe et finit par me mettre en échec – particulièrement lorsqu’il est 3h du matin, high dans un fumoir. 

Aussi, et surtout, parce que ce n’est pas le sujet.

On fait de mon ressenti un espace de débat non sollicité. Mais je n’ai ni le temps, ni l’envie, de soutenir devant toi son bien-fondé, ni de démontrer comment ta rhétorique me blesse et m’insécurise, me met en danger.

Je ne suis pas non plus le délégué de tous les Juifs qui m’ont précédée ; je ne suis pas historienne, je ne suis pas politologue ; et, dois-je vraiment encore le rappeler ? je ne suis pas un émissaire du gouvernement israélien.

Une année durant, à penser « ftg », « ntm », « fdp ».
Une année durant, à penser « pls », « mdr », « jpp ».

Ce qu’ils semblent ignorer c’est que nous, les Juifs, nous ne pouvons pas nous supporter les uns les autres. Nous nous déchirons sans arrêt, avec constance et application ; nous nous méprisons, nous nous dénigrons mutuellement – et avec plaisir. Nous ne sommes pas cette grande famille qu’ils imaginent, à laquelle ils veulent croire.

Une chose est néanmoins certaine : plus on nous tape dessus parce que Juifs, plus nous passerons par-delà nos dissensions, nos aversions réciproques, nos conflits indépassables, et ferons bloc, comme toutes les mailles d’une seule cotte. Nous oublierons les vanités, les petits arrangements de chacun pour de maigres glorioles ; nous pardonnerons les hypocrisies, les déloyautés, et nous ferons corps.

Aussi, ceux qui auront raté les premiers trains finiront bien par monter dans les suivants : à chaque nouveau réprouvé, une occasion supplémentaire de nous unir malgré l’importance de nos désaccords, et la profonde divergence de nos valeurs.

Car s’ils attaquent l’un d’entre nous, au motif qu’il soit Juif – et que cela les dérange : ils nous attaquent tous. Et c’est cela qui nous rend plus fort – et c’est cela qu’ils ne réalisent pas.

Mais, il y a une angoisse concomitante, qui persiste. Elle est liée à une statistique, celle de notre fragilité démographique : 0,2% de la population mondiale. Nous ne pesons rien, nous sommes un détail. Peut-être est-ce la raison pour laquelle nous sommes si tenaces, et nous persistons à nous époumoner ? Par peur d’être balayés par le nombre, dans l’indifférence, voire le soulagement général ?

La judéité, qu’on la renie, qu’on la maudisse ou qu’on la porte haut, c’est souvent notre point le plus sensible, le plus intime. Elle est inconsciemment l’ultime trace d’un combat millénaire pour la vie, du cœur battant de ceux par qui nous sommes arrivés là.

Alors même si demain nous nous cracherons dessus bien volontiers, aujourd’hui, nous sommes ensemble, parce que tournés vers une même cause. Nous luttons contre l’antisémitisme, qu’il soit refoulé ou décomplexé, inconscient ou bien visible, parce que l’enjeu n’est plus tellement d’être aimés : l’enjeu, c’est que la survie de tous dépend de celle de l’un, que la survie de l’un dépend de celle de tous.

Aussi, les insultes, les railleries, les boycotts à tout-va ; la déshumanisation, les insomnies, les fausses accusations, la paranoïa ; la violence, la dépression, les peurs abyssales, les blâmes ? Insinuer que nous serions des menteurs, des mangeurs de gosses, des puissants, des victimes, des chiens, des censeurs ?
On s’en relèvera.

Vous voir exalter la haine de certaines minorités à notre endroit ; en subir les conséquences, la zizanie, la discorde ? Les petits calculs politiques, les volontés électoralistes ; raviver les anciens tropes, nous faire désigner par vos poncifs ; toutes les ruptures traversées ? Tes potes et ta famille cachés dans des abris, dans une chambre froide d’hypermarché ; vouloir partir, s’y préparer ?
On s’en relèvera.

Les contrats retirés ; les tags sur les murs, sur nos portes, et les portes que vous avez incendiées ? Les pamphlets, les spectacles, les appels publics à la révolution ? Le verre brisé, les peurs, les doutes incessants, les cris, toutes nos remises en question ? Les amalgames, les passages à tabac, les mises à l’index ? Les cyberharcèlements, votre humour de merde et vos sketchs ?
On s’en relèvera.

Défenestrer nos grands-mères ; nous humilier, nous violer, nous agresser ; les prises d’otages, la torture ; les couples qui explosent ; buter nos enfants à bout-portant dans la cour de leurs écoles ? L’assignation identitaire ? Nous imputer d’avoir empoisonné les puits et les vaccins ; profaner nos cimetières ?
On s’en relèvera.

Détourner nos convictions ? Nous exclure de nos espaces militants ? Avoir des agents de sécurité en manifestation, aux rassemblements, devant les synagogues ? Faire surveiller nos anniversaires ; votre langage codé ; nos familles qui se divisent et se décomposent ?  Virer nos artistes, fermer leurs stands ? Annuler nos soirées ; les humiliations publiques, les menaces, devoir nous la fermer ?
On s’en relèvera.

Nos mômes qui ne comprennent rien ; bannir les adhérents de leurs clubs et des associations ? Te faire l’amour après que tu m’as vociféré des horreurs – et, à chaque orgasme que je te donne, espérer, qu’avec, tu puisses sortir un peu de ta haine ? Revoir nos priorités et nos agendas ; nous empêcher d’entrer en amphi, nous sortir des jurys ?
On s’en relèvera.

On ne pourra jamais assez se protéger, on n’est jamais assez prêts. On le racontera nous aussi à nos enfants. On leur dira comme on nous l’a dit, on leur enseignera – ça s’est passé comme on nous l’a appris. On s’en relèvera, mais on n’oubliera pas. 

Une année entière de vrilles, de trains fantômes, de sauts et de chutes libres. Une année d’amours, et de morts ; de joies, et de peines. Chaque jour traîne son lot d’effrois, de nouvelles.

Ce soir, toute cette pluie me lave : je suis nouveau-né dans ces trombes d’eau sale, quoique bien au fond de la piscine.

Mais le fond, c’est encore la terre.

Nous devons vivre ; 
on vivra.