Oui, depuis maintenant quatre cents ans, les Juifs vivent dans l’ombre de ce Shylock. Dans le monde moderne, les Juifs sont perpétuellement devant leurs juges ; encore aujourd’hui, on les juge à travers les Israéliens et ce procès moderne que l’on fait aux Juifs, ce procès qui n’en finit pas, commence avec le procès de Shylock. Pour les spectateurs du monde entier, Shylock est le Juif personnifié.
Philip Roth, Opération Shylock. Une confession, 1993. Traduction de Lazare Bitoun, Gallimard, 1995.
En 1993 Philip Roth publia un des meilleurs romans sur la judéité, l’antisémitisme, le sionisme et le conflit israélo-palestinien.
Présenté dans son sous-titre comme une confession, Opération Shylock raconte la confrontation du narrateur – alors sous l’emprise de l’Halcion, un antidépresseur aux effets hallucinatoires – avec son double. Venu à Jérusalem en 1988, en pleine Intifada, pour assister au procès de John Demjanjuk – citoyen américain d’origine ukrainienne accusé d’être le bourreau de Treblinka – et pour s’entretenir avec Aharon Applefeld – le grand écrivain israélien –, Philip Roth apprend qu’un autre Philip Roth, son homonyme et son sosie, qui a usurpé son identité à l’aéroport et l’a précédé à l’hôtel King David, prêche le diasporisme, c’est-à-dire l’abandon d’Israël et le retour des Juifs ashkénazes en Europe, afin d’éviter l’inévitable : un deuxième Holocauste.
De péripétie en péripétie et de faux-semblant en faux-semblant, la première partie du roman passe en revue toute une galerie de personnages plus cinglés les uns que les autres qui permettent au grand romancier américain de radiographier certaines figures complexes et paradoxales de l’antisémitisme et de s’interroger sur les masques de l’identité :
John Demjanjuk, alias Ivan le Terrible, incarne l’antisémite ukrainien, qui collabora avec les Nazis lors de la Shoah. Mais John Demjanjuk prétend ne pas être le bourreau de Treblinka, qui serait en réalité, d’après le KGB, un certain Ivan Marchenko. Or il s’avère – comme Philip Roth l’indique dans une préface datée de décembre 1992 – que Demjanjuk se serait parjuré à plusieurs reprises en niant qu’il aurait été gardien d’autres camps de la mort, comme Sobibor.
Wanda Jane alias Jinx Posseski, l’infirmière dyslexique irlando-polonaise amante du faux Philip Roth incarne l’antisémite qui tente de se guérir du mal en adhérant aux ASA, les Anti-Sémites Anonymes, une association créée par son amant, lequel aurait édicté dix préceptes, dix commandements pour exprimer le repentir de ceux qui reconnaissent que l’antisémitisme, cette paranoïa, est une forme de fuite devant la réalité.
Geoges Ziad alias Zee, le vieil ami palestinien de Philip Roth – qui s’est longtemps fait passer pour égyptien – incarne l’antisémite arabo-musulman, celui qui distingue les vrais Juifs, ceux de la diaspora, des faux Juifs, ceux d’Israël.
Smilesburger, un Juif américain ayant fait son aliyah, incarne l’antisémite israélien. Il s’avèrera plus tard être un agent du Mossad et un redoutable manipulateur qui prend le vrai Philip Roth pour le faux et lui remet un chèque d’un million de dollars pour aider les Juifs à quitter Israël.
Le pseudo Philip Roth – que le vrai surnomme Moïshe Pipik pour se distinguer de lui –, incarne le Juif antisémite américain névrosé. Chez ce Juif assimilationniste qui se déteste, l’antisémitisme est maquillé sous la forme d’un antisionisme si virulent qu’il revendique le diasporisme. À la fin du livre, on apprendra que ce pseudo Philip Roth ne serait peut-être pas tout à fait juif – et donc qu’il s’agit tout simplement d’un antisémite ayant passé sa vie à se prendre pour son auteur préféré au point de le traquer partout, en Israël comme en Amérique.
La deuxième partie du roman commence lorsque le vrai Philip Roth décide de se faire passer pour le faux en prêchant à son tour le diasporisme et en séduisant – dans une scène d’un érotisme tout à fait grotesque – Wanda Jane alias Jinx Posseski, la maîtresse de son double.
Après avoir tenté de quitter Israël pour mettre fin à cette histoire délirante, Roth décide de retourner à son hôtel – car il a repensé, dit-il, sur la route de l’aéroport, à une caricature antisémite de Menahem Begin qui hante sa conscience juive. Il comprend donc qu’il doit affronter l’antisémitisme.
Dans sa chambre d’hôtel, il écoute une prétendue cassette de travail des ASA vraisemblablement enregistrée par son double qui aurait crocheté sa porte et placé la cassette dans son magnétophone. Suivent alors douze pages d’anthologie qui sont l’acmé du roman. Sous le masque du pseudo Philip Roth, Philip Roth le vrai, au sommet de son art, s’y livre avec la verve qu’on lui connaît à un redoutable pastiche de pamphlet célinien.
C’est l’occasion, pour Roth, de ridiculiser les principaux préjugés colportés depuis deux mille ans contre les Juifs, dans une langue logorrhéique à souhait, petit chef d’œuvre de satire et d’humour noir : les Juifs adorent les chiffres, les Juifs sont obsédés par le sexe et par le fric, les Juifs sont gros, difformes, ressemblent à des Arabes, s’y connaissent pour les magouilles et les réseaux, sont superficiels, vulgaires, névrosés, terriblement malins, passent leur temps à râler, essaient toujours de te baiser et au final te traiteront d’antisémite si tu les oses les critiquer. Donc, c’est à cause d’eux qu’il y a des antisémites.
Quelques heures plus tard, en se rendant au procès de Demjanjuk, Roth tombe sur un vieux rescapé de la Shoah devenu antiquaire et bouquiniste à Tel Aviv. David Supposnik souhaite amener l’écrivain à mettre son talent au service de la lutte contre l’antisémitisme. Dans une tirade mémorable, il exhume la figure de Shylock, le vieil usurier juif du Marchand de Venise, celui qui cristallisa pendant des siècles l’antisémitisme européen, en incarnant le Juif cruel, vengeur, haïssable, car il exige de prélever une livre de chair – et même son cœur – sur son débiteur, lequel lui doit trois mille ducats. Ce Shylock, personnage très paradoxal, est resté lui-même célèbre pour une tirade sur l’humanité des Juifs – et par conséquent leur droit à la vengeance la plus implacable –, une tirade qui ne peut que résonner, depuis le 7 octobre 2023, à nos oreilles :
Si vous nous piquez, ne saignons-nous pas ?
Si vous nous chatouillez, ne rions-nous pas ?
Si vous nous empoisonnez, ne mourons-nous pas ?
Et si vous nous faites du mal, ne nous vengerons-nous pas ?
Si nous sommes semblables à vous en tout le reste, nous vous ressemblerons aussi en cela.
Si un Juif cause du tort à un chrétien, quelle est sa modération ? La vengeance.
Si un chrétien cause du tort à un Juif, devra-t-il souffrir à l’exemple des chrétiens ? Il se vengera.
La vilénie que vous m’enseignez, je l’exécuterai ;
et quelque peine qu’il m’en coûte, je dépasserai mes maîtres.
Sa tirade terminée, Supposnik offre à Philip Roth un carnet rouge qu’il présente comme le journal de Léon Klinghoffer, ce Juif américain paraplégique qui fut abattu de sang-froid et jeté par-dessus bord avec son fauteuil roulant par des terroristes palestiniens ayant détourné, le 7 octobre 1985, le navire de croisière à bord duquel le vieil homme handicapé voyageait avec sa femme. Parmi leurs otages, les terroristes choisirent Klinghoffer parce qu’il était juif. Quant à la date du 7 octobre – qui résonne si fortement pour le lecteur actuel –, elle fut choisie pour commémorer les douze ans du déclenchement de la guerre du Kippour. Poussé par Supposnik, Roth se lance dans la rédaction d’une préface à ce journal qu’il souhaite publier pour venger la mort de Klinghoffer et rappeler au monde entier qu’il n’y a pas de territoire protégé pour les Juifs, même en croisière, que les Juifs n’ont pas le droit de mener une vie ordinaire, qu’être Juif, en somme, est une incroyable tragédie.
Mais Roth n’aura pas le temps de terminer sa préface. Tandis qu’il assiste au procès de Demjanjuk, il est enlevé par des inconnus qui le séquestrent dans une salle de classe. Là, alors qu’il ne connaît toujours pas l’identité de ses ravisseurs, il se remémore l’école hébraïque de son enfance à Newark, le Talmud-Torah, au-dessus de la synagogue, où il apprit à déchiffrer ses premiers mots d’hébreu, des cryptogrammes qui le marquèrent de manière si indélébile qu’ils engendrèrent chaque mot d’anglais qu’il écrivit depuis. Or il s’avère – coïncidence troublante – que, sur le tableau noir de la salle de classe où il est séquestré, neuf mots ont été tracés dans un alphabet mystérieux qu’il finit par reconnaître comme de l’hébreu. Les neuf mots sont recopiés par Roth dans le corps du texte ; le lecteur les retrouvera en exergue du livre, suivis de leur traduction :
Jacob demeura seul. Alors un homme lutta avec lui jusqu’au lever de l’aurore.
Le lecteur perspicace aura reconnu cet épisode fameux de la Genèse (32,24) connu comme la Lutte de Jacob avec l’ange. On sait qu’à l’issue de ce combat victorieux mais qui le laissa blessé à la hanche, donc boiteux, Jacob gagna sur les rives du Yabbok – un affluent du Jourdain – son nouveau nom, Israël, sous lequel sa descendance sera désormais connue.
Soudain tout s’éclaire : Opération Shylock met en scène la lutte de Philip Roth contre son démon antisémite et antisioniste. Le roman, s’il n’est pas une véritable confession, est une authentique catharsis. Il opère chez Roth un retournement spectaculaire : le Roth antisioniste, le Roth qui se moquait des Juifs dans la plupart de ses romans, le Roth vilipendé depuis ses débuts en littérature pour sa haine de soi typiquement juive prend conscience qu’il doit se débarrasser de son double antisémite s’il veut franchir le gué de la folie.
L’épilogue racontera donc – à travers le témoignage de son amante infirmière – la mort de Moïshe Pipik, le pseudo Philip Roth, le pseudo juif mais l’authentique antisémite, rongé par un cancer qui était la véritable cause de sa hargne. En revanche l’épilogue ne racontera pas la fameuse Opération Shylock qui donne son titre au livre et pour cause : Roth, comme il l’explique lui-même, a décidé de supprimer les douze mille mots de son onzième chapitre, dans lequel il relatait cette rocambolesque opération d’espionnage commandée par Smilesburger, l’agent du Mossad qui l’a fait enlever avant de l’envoyer à Athènes pour accomplir une mission hautement périlleuse dont on ne saura rien sinon que son récit comporterait “des informations vraiment trop préjudiciables aux intérêts du Mossad et du gouvernement israélien”.
Le roman se termine dans un restaurant de New York où Smilesburger parvient à convaincre l’écrivain, en échange d’une mallette de billets – l’ombre de Shylock court toujours –, de renoncer à son dernier chapitre et d’inclure une note au lecteur qui lui évitera des ennuis avec le Mossad. Dans sa note au lecteur, Roth avoue que cette prétendue confession est un faux, que le livre est une œuvre de fiction et qu’à l’exception de John Demjanjuk et d’Aharon Appelfeld, tous les personnages du roman sont inventés.
Pour nous qui relisons ce livre au lendemain des massacres effroyables du 7 octobre, alors que des milliers de Gazaouis meurent une nouvelle fois sous les bombardements de Tsahal et que le conflit israélo-palestinien atteint un degré de violence inédite, ravivant dans le monde entier cette vieille haine antisémite qui profite de n’importe quel prétexte pour clouer les Juifs au pilori, les mots de Philip Roth prennent un nouvel écho et suscitent de nombreuses interrogations. Qui est juif et qui est antisémite ? Peut-on être antisioniste sans être antisémite ? Peut-on être juif sans se sentir concerné par le sort d’Israël et le conflit israélo-palestinien ? Qu’est-ce qu’un livre juif ? Qu’est-ce qu’un écrivain juif ? Qu’est-ce qu’une conscience juive ? Ce faisant, cette fausse confession qui est en réalité un grand roman picaresque et même donquichottesque, s’avère être aussi une brillante méditation sur les caméléons de l’identité, l’incontrôlabilité du réel et l’incertitude de toutes choses.