À Rosh Hashana le destin est écrit, et à Yom Kippour il est scellé
Combien mourront et combien naîtront
Qui vivra et qui mourra
Qui atteindra la fin de ses jours et qui ne l’atteindra pas
Qui périra par l’eau, et qui par le feu
Qui par l’épée et qui par les bêtes sauvages
Qui par la famine et qui par la soif
Qui par les séismes et qui par les épidémies
Qui par strangulation et qui par lapidation
Qui pourra se reposer et qui devra errer
Qui sera en paix et qui sera poursuivi
Qui sera tranquille et qui sera tourmenté
Qui sera exalté et qui sera dans l’embarras
Qui deviendra riche et qui s’appauvrira
Et par la repentance, la prière et la justice, le rude décret peut être passé.
Extrait de Ounetané Tokef, poème liturgique attribué au rabbin Amnon de Mayence
Mais qu’est-ce que ce texte ? Pourquoi est-il si troublant, ce long poème du Ounetané Tokef, présumé créé par le rabbin Amnon de Mayence après qu’il avait été torturé, mutilé puis abandonné dans un cercueil par son ancien ami le gouverneur secondé de l’évêque local ? Porté à la synagogue par ses disciples, il aurait fait interrompre la prière pour proclamer ces mots terribles avant de mourir.
Comment lire ce poème ? Quoi comprendre de ce hurlement de douleur ? Une première lecture intuitive y verrait peut-être une ode au déterminisme divin, avec cette légère amende finale donnant un peu de pouvoir à l’homme: la repentance (le cœur), la justice (les actes) et la prière (les mots) seraient des clés d’une certaine déviation du dessein divin.
Oui, mais non. Cela n’est pas satisfaisant. Si ce n’était que cela, ce texte n’aurait pas un tel écho. Une deuxième lecture, plus perverse, s’attarderait sur la fin pour nous entraîner éventuellement sur le terrain des mérites et des fautes dont il faudrait payer le compte. Telle lecture serait une insulte à tous ces morts qui, sans aucun doute, ne paient le prix d’aucune faute ni encore moins ne réparent quoi que ce soit en mourant.
Il faudra le lire encore et encore, l’entendre jusqu’à envisager un autre sens à ce texte, un sens si intrinsèquement juif : celui d’une tentative de consolation presque vaine face à l’injuste bassesse de la mort qui survient pour briser bien plus que la vie qu’elle prend. Y a-t-il quoi que ce soit qui puisse être dit à celui qui perd sa chair ou son coeur ? Car si l’on meurt parfois vieux et serein, si l’on meurt parfois d’avoir vécu, on meurt souvent aussi trop tôt, trop mal, trop durement pour y trouver quelque justification ou consolation.
Il sait, celui dont l’un est mort avant d’être né,
mort en élevant des enfants encore trop jeunes pour se passer du père ou de la mère,
mort avant d’avoir pu grandir,
mort le jour, mort la nuit,
mort enfant face dans le sable d’une plage turque,
mort sous les ruines d’un village italien,
mort sous les roues d’un camion un soir de feu d’artifice niçois,
mort sous les coups d’un mari ignoble,
mort sur un bord de route,
mort sans prévenir à peine sorti de l’adolescence,
mort noyé en tentant l’Eldorado,
mort dans une école juive, une épicerie kasher ou une salle de concert,
mort seul et oublié,
mort sans avoir pu demander pardon,
mort sans avoir pu entendre je t’aime,
mort dans les souffrances de la maladie,
mort sans avoir pu être guéri,
mort sans avoir eu le temps de sa vie,
mort de sa propre main,
mort d’angoisse, de honte, de chagrin,
mort sans même s’en apercevoir…
« Si Dieu existe, j’espère qu’il a une bonne excuse », ironise Woody Allen. C’est ce que nous dit le poème d’Amnon: Dieu n’a pas d’excuse. Il y a ceux qui vivront, il y a ceux qui mourront, et rien ne sert d’y chercher quelque raison; il n’y en a pas. La mort ne répare pas, elle brise, elle déchire, le plus souvent elle est abjecte. La vie est hasardeuse, la mort plus encore. Il est écrit à l’avance qui vivra et qui mourra, nous dit le Ounetané tokef, et rien ne change le destin aléatoire de celui qui va mourir. Il n’y a là précisément ni récompense ni châtiment, il n’y a que le rien, l’incompréhensible, le vide et l’absence d’excuses de Dieu. Peut-être alors le coeur, les mots et les actes peuvent-ils aider à « faire passer » l’injuste de la vie et de la mort pour celui qui reste.
Et si ce long et terrifiant poème ne disait que cela, ne cherchait rien d’autre : réconforter pour qu’il vive celui qui reste, le disciple qui perd son maître, le parent qui perd son enfant, l’amant qui perd son ami. Et lui dire ce terrible secret : s’il faut passer sa vie à tenter d’infléchir le monde en bien, il faut aussi – et ce n’est pas la moindre de ces inflexions – savoir accepter d’être fataliste face au destin, et admettre que rien ni personne, pas même le juste, pas même le bien, n’a d’emprise sur la mort qui survient, seulement sur ce qu’il en advient. Car seulement ainsi se poursuit la vie.
לזכר של פרדריק קדוש ז״ל