Paris, Moscou, New York

L’an prochain à Broonyeva

© Élisabeth Mironenko, Nehmada ktana Margo, Huile sur toile, 2018, 46x55cm – www.elimironenko.com

C’est un rêve enchanteur, mais fatigant. Je marche dans une ville et cette ville en devient une autre, tout en restant la même. Je traverse la bruyante Arbat depuis l’arrêt Saint-Michel du bus 38. Au coin du Luxembourg, j’emprunte la Bolshaya Nikitskaya. Puis, en traversant un grand pont urbain qui ressemble à l’Arc de Triomphe, j’arrive à Central Park. Assise dans un pub de la 2nd Avenue, je sais qu’en sortant, à gauche, je trouverai étendu le boulevard de Port-Royal.

De grands carreaux blancs, des traits de crayons géométriques assurent la vraisemblance géographique de ces visons comme sur une carte mobile.

Je suis née à Paris, j’y vis en ce moment, j’ai aussi habité à Moscou et à New York. Dans mes rêves, les années que j’ai traversées dans ces différentes villes tournoient en spirale : les mêmes pensées exactement reviennent à plusieurs années de distance, des émotions tenaces recommencent mille fois les mêmes promenades. Pourtant, rien n’est jamais pareil : le passé existe toujours, mais il n’est plus là : « vos iz geven iz geven un nishto ». Les enfants sont nés et ont grandi, les années se sont remplies d’événements, de métiers changeants, d’autres amis, de nouvelles habitudes. J’ai préparé à manger ici, là-bas, ici encore, j’ai trouvé les ingrédients qu’il me fallait dans tous ces endroits, j’ai appris de nouveaux noms pour les désigner dans différents idiomes. Mais les odeurs des rues et des gens, les angles des meubles et des bâtiments, leurs couleurs, l’organisation des magasins ; la lumière, les ciels, les arbres, le sable même sont si différents. Et l’air : à New York, lourd de gaz, moite et clair, à Paris, pointu, léger et filandreux, à Moscou plein d’herbe et de bois, tourbé, ouaté.

Lorsque nous aurons le droit d’aller et de venir à notre guise, repartirai-je l’été à Moscou ? Irai-je m’asseoir sur les marches de la maison de Gorki, écouter une symphonie à la salle Maïakovski, profiter à l’entracte de tartines de pain blanc recouvertes de saumon et de vin de « champanskoïé » ? Retournerai-je à New York en pèlerinage à l’entrée de Central Park sur la 76e rue, que je trouvais plus intimement charmante que la grande de la 72e ? ou grignoter des maïs grillés et du guacamole avec des chips en bas de « la maison », c’est-à-dire au coin du block où nous avons vécu ? Las, las ! Je n’y retrouverai pas les années du temps passé. Vos iz geven iz geven un nishto.

Je ne crois pas qu’ils aient été détruits, les quartiers que je me rappelle de ces gigantesques métropoles, même certains cafés doivent être encore ouverts ; les parcs en tout cas n’ont sûrement pas fermé, ni les grands musées. Non, rien n’a été détruit, tout est toujours là, même moi. Seulement dans mes rêves, tout est là en même temps, tout continue à exister, rien ne se perd, le temps et l’espace se mélangent.

Alors que dans mes souvenirs, les aliments et leur goût ont de l’importance, dans mes rêves – pas du tout. Dans la vraie vie, les odeurs sont toujours frappantes ; dans mes rêves, c’est l’espace qui compte. Le jour, je me perds dans un appartement entre deux pièces, je repasse trois fois devant le même pont le long d’un chemin pourtant connu, entre deux points de Paris où j’ai même habité. La nuit, je deviens Macha-géomètre. Je ne peux pas me perdre, puisque là où je vais, se trouve ce que je cherche. Le jour, je parle, je sens, je goûte, j’écoute, en russe, en yiddish, en français, en anglais. La nuit, dans les rues terribles et parfaites de Broonyeva, je vois. Je me déplace à la verticale et à l’horizontale ; je monte les portes de pierre et de plexiglas à l’entrée de la cité, je descends les marches bordées de fer forgé de mystérieux jardins, des immeubles bas et blancs sèment ma route. Ikh gey brunievdik, je marche broonyevant.

Dans mes rêves, j’arpente les rues et passe d’une ville à l’autre, maîtresse du temps. Pourrai-je un jour m’en saisir ?