Je commencerai par ce titre en forme d’hommage à Shakespeare, qui renvoie à la question d’Hamlet, être ou ne pas être. Hamlet met en scène la question humaine par excellence, celle que se pose la névrose, qui est celle du conflit, du doute au cœur du désir. Passer ou ne pas passer, c’est une façon de montrer que le passage d’un seuil pose toujours difficulté, et qu’il s’agit pour chaque sujet d’en faire l’épreuve, en particulier au moment de l’adolescence. C’est cette question du passage à l’âge adulte que les rites de la bar et bat mitsva organisent symboliquement à l’échelle de la communauté religieuse.
Passage à l’âge adulte, passage adolescent, assomption d’une responsabilité qui se détache de celle des parents. De quoi s’agit-il, plus précisément ?
Les passages nous intéressent en psychanalyse, on peut même dire que c’est le cœur de l’analyse. L’analyse fait office, fonction de rite de passage dans une société où leur dimension symbolique s’est érodée.
L’initiation dans les rites permettait au sujet d’acquérir un savoir sur son corps et sa jouissance. Pour Lacan, « il n’y a qu’un malheur, c’est que de nos jours, il n’y a plus trace, absolument nulle part, d’initiation ». En l’absence d’une initiation ordonnée par une figure symbolique, de Dieu, le sujet doit trouver d’autres appuis, dans la référence à des tiers, pour le passage des seuils fondateurs de son existence.
L’analyse serait alors une traversée subjective du passage, dans une société individualiste où l’on reconnaît le désir de l’individu, même contre celui de son groupe familial, religieux, ethnique. C’est comme si dans nos sociétés, le désir inconscient n’était plus pris en charge par le social (ou par Dieu) et c’était à chacun de s’y confronter individuellement. Ce qui en découle, comme on le voit dans le cas d’Hamlet, c’est l’apparition de la culpabilité, avec la figure du surmoi, issue des attentes que l’enfant imagine être celles de l’autre (parental). La violence est d’autant plus forte que le sujet doit, seul, assumer quelque chose du passage, sans qu’il soit pris en charge par le social et qu’un collectif lui reconnaisse sa valeur d’humanisation et de socialisation, comme contrepoint à son risque.
La psychanalyse distingue deux moments fondateurs où il s’agit pour le sujet de passer une épreuve: le premier est le moment de l’Œdipe, entre trois et cinq ans, où l’enfant est confronté au désir et à l’interdit et où la question de sa place par rapport au couple parental et dans la lignée se pose. Il y a aussi celui de la puberté, où se rejoue quelque chose qui avait été laissé en suspens, et où entre en jeu la dimension temporelle de l’après-coup, constitutive du sujet. Au moment de l’adolescence, la promesse qui avait été faite à l’enfant se heurte à une limite que l’on peut qualifier de réelle: au « plus tard, quand tu seras grand… », qui avait pu apaiser l’enfant et lui permettre de sortir momentanément du conflit œdipien, répond le manque constitutif de la réalité, qui ne peut que décevoir la promesse d’une jouissance illimitée. L’adolescent, confronté à la question de ce qu’est être homme ou femme, adulte, se retrouve sans réponse donnée d’avance, contraint de construire la sienne.
Chacun, alors, face à la difficulté de cette construction, doit affronter ses propres impasses, issues de son histoire, de ses traumatismes, qui l’empêchent de surmonter tout à fait le conflit qui se pose. Chaque organisation psychique, ou névrose, est une réponse différente à l’impossibilité de ce passage, qui ne se fait jamais parfaitement. Je développerai ici le cas de la névrose phobique, particulièrement parlante sur la question du passage, le sujet hésitant en permanence entre le passage physique d’une frontière, d’un seuil, qui permet l’action, et le figement dans un immobilisme. Elle nous enseigne ce qui est en jeu dans tout passage.
Le symptôme phobique éclate en général pendant l’une de ces phases de structuration du sujet (l’Œdipe et la puberté), qui obligent le sujet à se séparer de ses parents et à se confronter seul à l’énigme du sexuel. La fonction de ce symptôme serait alors de déplacer une angoisse interne trop forte, liée au surgissement pulsionnel et à l’impossibilité d’en faire sens, sur un objet extérieur identifiable, et ainsi de circonscrire le danger.
Le phobique est confronté à une faille qui n’a pas été prise en charge par la communauté et avec laquelle il doit se débrouiller seul. Je propose de voir la phobie comme symptôme de l’époque, que fabrique le social, en lien avec la question du passage. Le passage à une symbolisation, à une assomption de la castration c’est-à-dire du manque constitutif de l’existence.
La phobie fabrique un totem, qui évite le passage de la frontière. Il enferme le sujet d’un côté de la frontière: là où il n’y a pas de chevaux, pour le petit Hans du cas de Freud, là où il n’y a pas de chien, pas de foule, dans un espace protégé du risque du surgissement de l’objet phobique. Mais le phobique reste auprès de la frontière, ne s’en éloigne jamais totalement. Comme me le disait une jeune patiente phobique à propos de son dessin, représentant une femme tenant le chien dont elle a peur: « elle en a besoin pour la guider car elle est aveugle »: elle sait qu’il lui faut, d’une certaine manière, rester auprès de lui. Comme s’il s’agissait d’apprivoiser un espace chaotique dans lequel seul l’objet phobique, le chien, pourrait – par sa double caractéristique de répulsion et d’attrait – orienter le regard.
Si le phobique reste auprès de la frontière, c’est qu’il sait ce qu’il y a de l’autre côté. Il est mieux informé que le non phobique de ce que le passage met en jeu. De quoi tu as peur dans le chien ? « J’ai peur qu’il me mort », répond l’enfant. La mort se trouve de l’autre côté de la porte, voilà pourquoi le phobique se tient tout près de cette porte: car il le sait; il sait, mieux que les autres, ce qu’il y a de l’autre côté, ce qu’il risque; alors il reste là, il regarde (par le trou de la serrure), il se tient du bon côté, pour qu’on ne puisse pas venir le chercher par surprise pour le faire traverser. La mort serait celle de l’enfant merveilleux qu’il a été, qu’il a cru être pour ses parents.
Le phobique se tient, immobile, car il sait que tout acte l’engagerait comme sujet, et risquerait par là même de le faire disparaître, dans la confrontation au trou qui déchire la représentation. C’est comme s’il était le premier, le seul qui puisse prendre en charge ce trou. Dans son refus d’agir, le phobique est celui qui est le plus hautement conscient de la responsabilité qu’il porte dans le monde; toutefois, ce faisant, il fait erreur, car le langage, il n’en est pas seul responsable, il lui a été légué ainsi qu’à d’autres. On retrouve la question des rites communautaires tels la bar et bat mitsva, et de leur valeur potentiellement pacifiante pour le sujet, dans la façon dont ils prennent en charge la modalité d’inscription de l’adolescent dans le social. Le bar mitsva lit publiquement la Torah, devant la communauté qui ainsi lui donne la parole, l’acceptant comme membre à part entière, « fils du commandement » au même titre que les autres.
Le travail de la cure analytique remplit une fonction proche, selon des modalités distinctes: amenant le sujet au plus près de la connaissance de ce qui lui a été transmis, il peut permettre de le soulager d’une responsabilité qui le déborde et de retrouver la possibilité d’une action. Le désir, qui fonde l’action, s’articule aux mots qui nous ont été légués, autrement dit au hasard des rencontres que nous avons faites avec le langage. Il s’agit pour chacun de faire siens, à sa manière, ces mots légués par ses aînés, et ainsi de construire une trajectoire singulière. C’est la question de cette transmission et de sa nécessaire réinvention qui se joue au moment du passage adolescent.
Or, pour qu’une réinvention soit possible, pour qu’un pont puisse permettre l’acte, le franchissement du seuil, que faut-il ? Si le sujet en analyse renoue d’abord avec celui qu’il a été pour les autres, pour ses aînés, avec les mots qui ont organisé sa vie depuis sa naissance, l’analyse le mène au-delà. Par son énonciation, dans l’association libre de la cure, il renonce à son image, à ses attributs, il traverse le risque de mort en l’articulant à une parole neuve, élaboration vivante et singulière, devenant responsable de son désir.
L’analyse agit comme sublimation, création où le sujet, héritier d’une histoire, consent à y occuper une place, et produit un savoir inédit, adressé à l’autre comme témoin – un savoir sur ce que c’est que de vivre dans un corps, traversé par la parole, comme homme ou femme. Une manière de passer de l’autre côté de la frontière imaginaire, c’est-à- dire d’assumer une parole propre, sans en mourir: en transmettant, à son tour, quelque chose d’une expérience intimement subjective et immensément humaine, abandonnant une névrose privée pour un tragique en partage.
Le passage à l’âge adulte, la sortie de l’enfance, la fin de l’analyse, ce serait alors assumer de prendre sa part dans le social, c’est-à-dire de devenir soi (un soi qui ne serait pas figé, mais toujours en mouvement), au côté des autres.