PATRICK DESBOIS, SUR LE TERRAIN DE LA SHOAH PAR BALLE

Vous êtes Prêtre, conseiller du Vatican sur les relations avec le Judaisme, professeur à l’Université à Washington. Comment vous êtes-vous retrouvé un jour le révélateur de la Shoah par Balles ?

Mon histoire personnelle me lie à cette tragédie. Mon grand-père, Claudius Desbois, a été déporté au camp n° 325 de Rawa-Ruska. Il parlait très peu de cet épisode de sa vie. Une fois pourtant, il avait dit « Pour nous dans le camp, c’était difficile; il n’y avait rien à manger, on n’avait pas d’eau, on mangeait de l’herbe, des pissenlits. Mais pour les autres, c’était pire! ». Je n’ai compris que bien plus tard que les prisonniers français de Rawa-Ruska voyaient, depuis le camp, les Juifs se faire exterminer. Ils étaient condamnés à être témoins du génocide. C’est progressivement, au fil des voyages, des questions posées aux habitants de Rawa-Ruska pour comprendre ce qui s’était passé au camp, ce qui était arrivé aux dix-huit mille juifs qui habitaient Rawa-Ruska, que le voile s’est levé et que les vérités si longtemps tues ont été révélées.
La réalité de la Shoah par balles était connue depuis longtemps. Elle figurait dans les archives soviétiques avant même la fin de la guerre et des criminels nazis ont été condamnés pendant les procès de Nuremberg pour leur participation aux exactions des unités d’exécution mobiles, Einsatzgruppen. D’autres spécialistes tels que Raul Hilberg avait également fait avancer la recherche académique sur le sujet dès le début des années soixante.
Pour autant, les connaissances autour de cette partie de la Shoah n’étaient souvent connues que des spécialistes et se trouvaient amputées d’un certain nombre de faits cruciaux. Nos recherches et la méthode d’enquête que nous avons créée ont permis de montrer l’ampleur de ces massacres, le caractère public de ces exécutions de masse, de récolter les preuves et d’identifier les culpabilités.

Qu’est-ce que la Shoah par balles ?

Entre 1941 et 1944, plus de deux millions de Juifs ont été assassinés lors de l’invasion de l’URSS par l’Allemagne nazie. Pendant ces deux ans et demi, les nazis ont tué presque tous les Juifs de la région.
À l’ouest, les nazis ont opéré ce génocide principalement en déportant les Juifs dans des camps, situés pour la plupart en Pologne. En Union Soviétique (Biélorussie, Estonie, Lettonie, Lituanie, Moldavie, Russie et Ukraine), en revanche, les meurtres ont eu principalement lieu sur place. Ce sont donc des unités d’exécution mobiles, notamment les Einsatzgruppen qui ont raflé et fusillé les Juifs à proximité de leurs lieux d’habitation. Les villages sont ainsi devenus des lieux d’exécution et les villageois en ont été les témoins. Après la tuerie, les nazis enterraient sommairement les victimes dans des fosses communes et se rendaient dans un autre village. Comme les corps et les douilles étaient sous terre, il restait peu d’indices sur crime. Les seuls à connaître l’existence de ces charniers étaient les nazis et les villageois, qui avaient été contraints de regarder les fusillades.

Ce massacre ukrainien a longtemps été et reste moins connu que les camps, comment l’expliquez-vous ?

Je tiens à rappeler que si plus d’un million de Juifs ont été tués en Ukraine par les Einsatzgruppen, la Shoah par balles ne s’est pas limitée aux frontières de ce pays. On trouve des fosses communes de la frontière nord de la Géorgie, jusqu’au centre de la Pologne.
Un mélange de facteurs explique la si longue méconnaissance de ce massacre. Ces lieux de massacres se trouvent sur le territoire de l’ex-URSS. L’accès relativement difficile à ces régions rendait le travail de recherche et de mémoire difficile. Le caractère industriel des camps d’extermination a également polarisé l’attention des historiens et du grand public. Néanmoins, j’ai la conviction que la méconnaissance de ces massacres à l’Est relève d’une peur plus primaire, plus profonde. Nos sociétés sont mal à l’aise dès qu’il s’agit de fosses communes. Se rendre sur une fosse commune, s’y recueillir, renvoie d’abord à ces centaines de vies disparues, enterrées, sans dignité, devant nos pieds. Cela renvoie surtout à notre histoire, à celle de nos sociétés qui sont construites sur des fosses communes.

Votre statut d’homme d’Eglise vous a-t-il aidé dans cette mission, à la fois dans les rencontres et pour « encaisser » ce que vous découvriez ?

Être un homme d’Église permet effectivement parfois, mais pas toujours, d’ouvrir des portes, de gagner plus facilement la confiance des intermédiaires, des témoins. En Europe de l’Est, les prêtres ont plutôt une bonne image. Pour ce qui s’agit d’« encaisser », je tiens à préciser que notre méthode d’enquête repose aussi sur la présence d’un traducteur qui crée mécaniquement une distance entre le témoin et l’intervieweur. La conviction que j’accomplis la Providence est aussi une béquille lorsque je chancelle. Le recueillement et la prière m’accompagnent et me sont indispensables au cours de ce travail.

Comme le mot de Shoah est rattaché à Claude Lanzmann et celui de chasseurs de nazis au couple Klarsfeld, le concept de Shoah par balles l’est à votre nom, cela entraîne-t-il une responsabilité particulière ?

C’est peut-être le cas pour l’instant. Mais cela ne doit pas le rester. Mon travail quotidien comme celui de Yahad-In Unum est aussi de diffuser les preuves que nous avons récoltées. L’essence de cette démarche est de faire de chacune et de chacun d’entre nous, un « porteur de mémoires », d’en faire la responsabilité de chacun. Ce n’est qu’ainsi que reculeront le négationnisme et l’antisémitisme.

À lire :
Porteur de mémoires : sur les traces de la Shoah par balles, Michel Lafon, 2007
La Fabrique des terroristes: dans les secrets de Daech, avec Nastasie Costel, Fayard, 2016
– site web : www.yahadinunum.org