Peuple de révolutions

Il y a au départ de la problématique révolutionnaire une hésitation fondamentale dans le judaïsme qui rend extrêmement difficile une réponse tranchée à cette question: les Juifs sont-ils des révolutionnaires?

© Soizick Jaffre
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Les Juifs sont-ils des partisans de la révolution ou au contraire des conservateurs sceptiques ? L’un et l’autre se disent ; l’une et l’autre de ces postures ont inspiré des prises de position et des œuvres importantes. À droite, le scepticisme déjà machiavélien d’un Juda Abravanel, à l’ultime crépuscule de l’Espagne musulmane, et plus près de nous, le conservatisme sceptique et souriant d’un Karl Popper à Vienne puis à Londres, d’un Raymond Aron, plus pugnace, à Paris. Tout récemment, la naissance, à partir pourtant d’un rameau de la gauche démocrate américaine d’un courant de pensée de « néoconservateurs » a pu donner le sentiment, au moins aux États- Unis, que la pensée juive était devenue fondamentalement à droite dans son pessimisme actif. Côté gauche, les témoignages sont évidemment infiniment plus nombreux de l’engagement des Juifs, depuis la Révolution française jusqu’à l’Octobre russe de 1917, dans des pensées critiques et subversives qui n’ont pas moins semblé emblématiques qu’une certaine culture commune notamment à l’époque de la lutte contre le nazisme où Israël lui-même était en train de trouver sa légitimation ultime dans l’édification d’un collectivisme assez radical. 

À mieux y regarder, cette contradiction active s’appuie tout simplement sur deux corpus de textes également respectables, et bien sûr sur deux expériences historiques fort dissemblables. La Bible, Tanakh, a été composée d’un point de vue antimonarchiste radical par les écoles prophétiques qui ont dominé le surmoi de l’Israël classique dès l’explosion du Royaume de Salomon. Les rois y sont représentés comme un pis-aller, souvent malheureux et même les plus glorieux d’entre eux sont exposés à un regard critique permanent, des coucheries sans gloire de David aux fastes libidineux de Salomon. À vrai dire, il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que toute cette rhétorique déjà républicaine aura nourri de sa sève protestataire toute la pensée antimonarchique de l’Europe moderne de 1550 à 1850. Composé dans le bref intervalle entre la destruction du royaume du Nord par les Assyriens et celle du Premier Temple par les Babyloniens, le Deutéronome du roi Josias, devenu cinquième livre de la Torah est sans doute le plus explicite dans le rejet de toute forme de hiérarchie illégitime. 

Mais, les sages de Yavneh qui entreprennent, sur les ruines fumantes du Second Temple, de sauver une vie et une culture juives en danger de mort ont un point de vue radicalement opposé à celui-ci. Plutôt que d’exalter les valeurs de la révolte qui ont conduit au quasi-suicide de la nation juive face à l’Empire romain, la première génération des maîtres du Talmud va, au contraire, insister sans cesse sur la mise à distance de l’instance politique, sur la nécessité d’un approfondissement continu et contradictoire de la Loi, sur une abstention nécessaire de l’immédiateté des affaires humaines. Entendons-nous : il y a dans la pensée talmudique une tension permanente dans la volonté de préserver le trésor moral et intellectuel du peuple juif en l’approfondissant sans cesse. Et cette préoccupation comporte évidemment des sous-entendus iconoclastes envers les pouvoirs environnants. Mais il y a aussi une douche glacée qui s’abat de la sorte sur les têtes les plus chaudes, interdisant de penser à la reconstruction du Temple avant d’avoir entrepris la régénérescence morale du peuple juif et encourageant, avec les Amoraïm de Babylone, le recours volontaire à la diaspora et la pacification des rapports avec les pouvoirs environnants, romains, ou perses. 

Or le judaïsme moderne a hérité en réalité de ces deux sources contradictoires : il n’accorde aucune valeur ontologique aux hiérarchies sociales existantes – aux rois de l’Occident médiéval ou de l’islam classique, moins qu’à tout autre. Mais il exhorte aussi les communautés juives à une sorte de fidélité d’abstention qui lui éviteront les conflits insolubles d’un certain passé. Dans cette synthèse toujours précaire, la pensée juive est très comparable à l’insolence autolimitée d’un janséniste comme Pascal qui recommande le respect envers « les grandeurs d’établissement », mais à l’exclusion de toute adhésion véritable à une quelconque incarnation du pouvoir : « Je salue le carrosse parce qu’il exprime le pouvoir du roi, mais je ne salue jamais la personne qui occupe le carrosse ». 

Cet arrangement difficile va voler en éclats avec le marranisme séfarade et ses retombées considérables en Hollande, dans le monde méditerranéen, voire dans la France enfiévrée de Montaigne et de Jean Bodin. Affranchis le plus souvent sous la contrainte, du respect du judaïsme normatif comme de la solidarité spontanée de communautés organisées qui ont volé en éclats après 1492, les marranes ne se pensent pas moins, pour la plupart d’entre eux, comme des Juifs. Mais aussi, se pensent-ils avant toute autre chose comme des individus auxquels il incombe de penser leur époque avec des instruments nouveaux. Et de la diffusion du kabbalisme judéochrétien jusqu’à la Prague de l’empereur Rodophe et du saint Maharal, jusqu’à la transformation de la pensée politique classique sous l’impact du modèle bibliciste de « l’État des Hébreux », les chocs en retour sur les sociétés, ici chrétiennes ne manquent guère. Gershom Scholem a recherché passionnément dans cette période marrane et post-marrane les origines du révolutionnarisme juif contemporain. Sans doute une partie de son œuvre serait-elle à relire comme la déploration de son frère perdu dans les prisons du nazisme, Werner Scholem, dirigeant puis dissident communiste auquel Enzensberger rend d’ailleurs un hommage vibrant dans son dernier ouvrage, Hammerstein ou l’intransigeance. Pourquoi se demande le plus grand érudit israélien, les Juifs ont-ils commencé dès le XVIIe siècle à s’exposer aux grands vents violents de l’histoire, et en quoi cette subversion était-elle fondatrice de notre modernité ? C’est en tout cas de ce moment que naissent les noces pas toujours heureuses du judaïsme et de la révolution. Au départ, l’œuvre de Spinoza à Amsterdam qui couronne un siècle de critiques marranes de la société traditionnelle. Mais aussi, simultanément à Salonique, la prédication messianique non dépourvue d’hystérie d’un Shabbataï Zvi dont Scholem nous montre le trajet souterrain dans le populisme hassidique au XVIIIe siècle, ou encore l’assimilation contestataire des partisans de Frank dans la Pologne des Lumières qui aboutit à nourrir le judaïsme ashkénaze d’un véritable marranisme polonais auquel on ne doit rien moins que l’irruption de Mickiewicz, de Chopin… et de Marie Curie. Ce sont encore d’ailleurs des marranes anciens ou récents que l’on retrouve un peu partout dans le monde occidental, dressés sur les barricades de la démocratie naissante : Daniele Manin dans la Venise insurgée de 1849, un peu auparavant Simon Bolivar, bien conscient de ses origines, dans une Amérique espagnole dressée tout entière contre l’Inquisition, Benjamin Disraeli qui commence à gauche sa carrière politique à Londres… et bien sûr Karl Marx qui avait vécu comme un véritable traumatisme la conversion forcée de son père après 1815. Mais une fois la première secousse de l’ordre ancien engagé, l’apport révolutionnaire du judaïsme se complexifie et se différencie du pur idéal politique des chrétiens forcés de 1492. À Vienne en particulier, l’historien américain Carl Schorske a pu montrer la résorption rapide des rêves politiques utopiques du jeune Freud et leur transformation en une volonté beaucoup plus profonde de rebâtir entièrement les bases de ce que l’on croyait savoir du psychisme vingt ans plus tard et le jeune Einstein révolutionne la physique de son époque, depuis sa thébaïde de Berne et ouvre la voie à une pléiade de grands esprits qui dominent l’essentiel de la nouvelle cosmologie, innovant en ceci très fortement avec une pensée juive traditionnelle qui certes ne méprisait pas toujours les sciences, mais les concevait sous leur forme astronomique et mathématique comme des disciplines auxiliaires de la métaphysique. Et, dernier étage de la fusée, le symbole de l’union d’Einstein et de Ben Gourion dans la proclamation inlassable du nouvel Évangile sioniste est bien là pour nous rappeler les origines révolutionnaires au sens fort de l’expérimentation historique de la pensée juive contemporaine. 

Ici, il faut évidemment faire un sort particulier, au sein même de cette tempête révolutionnaire à l’expérience tout à fait fondamentale de la participation des Juifs au mouvement communiste. Disons les choses très simplement : déjà les marranes en fuite de l’Espagne et d’Anvers avaient fourni à l’Empire ottoman les moyens de sa nouvelle puissance moderne consacrée par la destinée fabuleuse du grand vizir, Joseph Nassi. Mais le même mariage, un peu délirant entre judaïsme révolutionnaire et arriération russe se reproduit trois siècles plus tard avec une amplification insoupçonnée. Les Juifs soviétiques de la grande époque stalinienne riaient sous cape des succès impressionnants de leurs élites. Ils avaient raison, puisque dans le bien comme dans le mal, on ne peut pas penser la puissance soviétique sans son extension idéologique à travers l’Internationale communiste, sans sa démultiplication de puissance par des services secrets sans équivalent dans le reste du monde et sans l’édification d’une base scientifique puissante, qui mêlée au travail des services secrets fera de Moscou la seconde puissance nucléaire de la planète. Si l’on veut bien y ajouter les interprètes musicaux de génie et les cinéastes tels Eisenstein ou Vertov, on devra reconnaître que la puissance révolutionnaire vertigineuse de l’Union soviétique à son apogée n’est pas pensable sans l’injection massive du révolutionnarisme juif sur le grand corps encore adolescent et hésitant d’une Russie qui découvrait encore à peine son immense potentiel. Mais fort heureusement, c’est sans doute là que la synthèse toujours difficile de la Torah et du Talmud va devenir possible : très vite en effet, et encore de son vivant, le Pharaon n’a plus voulu reconnaître Joseph et en une vie d’homme, les artisans nombreux de cette révolution communiste ont pu voir leur œuvre ruinée, leurs idéaux bafoués et leur existence nationale tomber à certaines reprises, plus bas qu’elle ne l’était dans des sociétés plus traditionnelles. Une seule image me suffira ici : les deux derniers officiers des Brigades Internationales à avoir franchi le col du Perthus à la fin de la guerre d’Espagne – « la retirada » – étaient Munten Mink et Frantisek Kriegel. Le premier, après un passage par Auschwitz exercera des responsabilités politico-militaires diverses en Pologne. Contraint à un nouvel exil en France, il renverra ses décorations par La Poste à l’ambassade de Pologne. Quant à Kriegel, dirigeant de premier plan du printemps de Prague, enlevé avec Dubcek à Moscou en août 1968, il finira en véritable exilé de l’intérieur sa longue et glorieuse carrière, tout en recevant presque tous les jours, des bouquets de fleurs d’hommages des Tchèques qui n’oubliaient pas son courage et sa lucidité.

La dévaluation de l’idée révolutionnaire après cette date, est légitime et naturelle. Elle ne devrait néanmoins pas conduire à un rejet absolu de cet épisode qui fait intégralement partie de notre histoire, mais je voudrais ici, pour conclure, faire allusion à deux hommes qui furent des combattants intrépides de la cause sioniste : le chef du KGB à San Francisco pendant la guerre Heyfetz qui présenta, à ses risques et périls à Staline un projet de soutien total aux Juifs de Palestine en 1943, et le paiera de sa vie en 1951. Et puis, destinée moins tragique au chef des communistes israéliens Moshe Sneh qui défendit avec acharnement la cause de l’indépendance d’Israël, et mourut d’ailleurs au début des années 1970 dans le respect des Israéliens après avoir rompu, la mort dans l’âme, avec Moscou en 1966. Mais je donne pour conclure la parole à mon si cher ami Arthur London: évoquant devant moi les accusations de « sionisme » que lui adressait la police politique tchèque, il eut un jour ce mot extraordinaire « Au début, je ne savais même pas clairement ce que la notion de sionisme représentait. Mais maintenant, avec le fil des ans, je crois bien que je suis devenu sioniste sans aucune arrière-pensée ». Nous en sommes tous là, sauf les demi-aveugles comme le regretté Stéphane Hessel. Reste à trouver un dépassement dialectique entre la fougue prophétique et la prudence talmudique qui traverse notre être profond comme deux fleuves d’énergie parfois contradictoire… mais pas toujours.