Il y a quelques années, à quelques jours de Souccot, je revenais du sud d’Israël vers Jérusalem quand je me suis arrêté aux abords de Beitar Illit pour prendre un Hassid en stop. Je venais de passer une dure journée à Beersheva et au centre de détention de Holot qui accueille, depuis 2013, quelques milliers de demandeurs d’asile africains, et j’essayais de construire, dans ma tête, ce que j’allais dire ce même soir dans le cadre d’une conférence dans une synagogue de Baka sur les rapports qu’entretiennent les Israéliens avec les migrants étrangers qui sont arrivés dans le pays depuis une vingtaine d’années.
Ce qui est frappant pour celui qui se rend à Holot, ce lieu temporaire – ce non-lieu qui se donne des airs de permanence – au milieu de nulle part dans le désert du Negev, c’est ce sentiment de désespoir accentué par l’ennui et l’inconnu de ce que le destin pourrait bien réserver à ces internés africains dont les espoirs ont si souvent été déçus. Il n’y a là qu’un grand et lourd soupir. Des Africains venus pour la plupart du Darfour et d’Érythrée, traités d’infiltrés par les autorités israéliennes, croyaient trouver en Israël la promesse d’une terre d’accueil et de refuge. Cette unique et seule démocratie de la région, cette patrie du peuple juif – peuple de réfugiés de l’Histoire qui se sont construit une maison à leur mesure pour qu’elle donne de sa lumière aux nations, qui est censée inspirer les peuples du monde qui aspirent encore à la liberté – celle-ci les déroute car son peuple semble avoir décidé, pour l’instant, de n’offrir aux goyim qui viennent frapper à sa porte aucun contenu généreux ou original à la notion d’accueil.
Lors d’une conversation récente avec Berhane, un réfugié érythréen qui avait vécu à Eilat entouré de nombreux amis israéliens avant de rejoindre les rangs des internés de Holot, j’essayais d’adopter un ton encourageant quant à sa libération prochaine du camp de détention. Ce jeune de nature si positive et muni d’une attitude tellement résiliente m’a répondu dans un hébreu parfait: « Tu ne comprends pas. Vous (Israéliens) avez réussi à nous casser ». Les yeux de mes interlocuteurs africains et autres migrants non-juifs en Israël semblent trop souvent exprimer de l’incompréhension et nous dire que nous ne sommes pas à la hauteur de leurs attentes, de nos attentes, de nos déclarations de principes.
Malgré un lourd sentiment de désillusion que provoque une visite auprès des réfugiés installés dans le sud d’Israël, je souhaitais tout de même apporter un contenu juif à ma conférence du soir, quelque chose qui aurait fait référence à cette fête de Souccot qui approchait. J’ai regardé le Hassid assis silencieux à côté de moi. « Tu n’aurais pas un petit wort à me donner sur la notion d’Ushpizin »? Le Hassid était gêné, interloqué par ma question qui lui semblait arriver de nulle part. J’ai retenté ma chance: « Je travaille avec des réfugiés africains arrivés en Israël. Au mieux, ils vivent en marge de notre société. Tu n’aurais rien à me dire sur la notion d’accueil dans le judaïsme, sur ce que signifie accueillir des étrangers dans notre soucca »? Il m’a dit que jamais il ne réfléchissait en ces termes, sur ces sujets, puis je l’ai vu réfléchir un long moment avant qu’il me dise: « Ce que fait celui qui construit une soucca, c’est créer un cadre d’accueil, fragile mais très ouvert; mais sa mitsva, ce cadre qu’il construit, ne prend de signification que quand il y accueille ses ushpizin. C’est eux, ses invités, aussi distincts qu’ils soient des propriétaires de la soucca, qui donnent son contenu essentiel – peut-être même sa raison d’être – à la soucca, et permettent à celle-ci d’être le réceptacle de la mitsva de Souccot. »
Le judaïsme a énormément à nous enseigner sur la manière de traiter le ger (l’étranger) qui vit parmi nous. Les textes de la tradition juive ne sont quasiment jamais utilisés comme point de référence ou d’inspiration qui pourrait permettre aux politiques et faiseurs d’opinion d’Israël et du monde juif d’envisager une orientation juive et un vocabulaire culturellement adapté pour définir une politique d’immigration en bonne et due forme. Ces textes existent pourtant, et demandent à être relus pour répondre aux questions pressantes qui se posent au peuple juif et à la société israélienne dans son rapport à l’étranger.
La sensibilité exigée d’un Juif envers le ger trouve le plus souvent sa source dans un rappel, répété dans la Bible, de l’état d’oppression et de précarité extrême dans lequel se trouvaient les Hébreux en terre d’Égypte. Pour le Sefer Hahinukh (Espagne, xiiie siècle), cette sensibilité particulière qui pousse tout juif à faire montre de compassion envers toute personne qui se trouve en dehors de « toute ville de sa terre natale », souligne le sentiment de souffrance qui accompagne tout individu contraint au déracinement et à l’éloignement de sa communauté et des gens qui lui sont familiers. Il est clair pour le Sefer Hahinukh que la compassion continue de Dieu pour le peuple d’Israël ne peut être le résultat que de la compassion exprimée par le peuple juif pour l’étranger qu’il rencontre. Pour le Ramban (commentaire de Shemot 22:20), l’emphase est mise sur l’étranger comme étant un être abaissé dont le « soupir, les cris, les larmes et les regards sont orientés vers Dieu »; Ceci assure que le ger reçoit la pleine attention de Dieu et sa compassion. Dieu, qui a entendu ces mêmes soupirs et vu ces mêmes larmes lorsque les juifs étaient gerim en Égypte, attend des juifs cette même compassion envers les étrangers qui vivent avec eux.
Le Ramban (Mitsva 16) enjoint le peuple juif à dépasser les bons sentiments et tout faire pour sauver et soigner le ger qui réside en son sein. Au-delà, certains textes du judaïsme semblent prôner ce qu’on appellerait aujourd’hui une politique d’intégration des étrangers: En se basant sur le texte du Deutéronome (23:16-17) qui interdit de rendre un esclave échappé à son maître si celui-ci demande refuge, et autorise l’étranger à s’installer « [là où] il lui sera bon », Abrabanel enjoint les étrangers à s’installer en proche voisinage ou au sein même d’Israël.
À ce propos, un très beau texte du Talmud (Baba Metsia 59 a-b) offre des justifications sociales pour encourager le bon traitement du ger: Un jeu de mot associe le ger à celui qui réside (gar) en bon voisinage avec le peuple juif. Ce même texte va encore plus loin lorsqu’il déclare que le ger est en fait un amit (un partenaire, un ami, celui qui est avec soi) avec qui nous vivons et coopérons au quotidien.
Mais au-delà de ces textes qui encouragent les Juifs à prendre leurs responsabilités, faire montre de compassion et assurer un traitement juste de l’étranger, y aurait-il, en plus, un message plus profond sur l’accueil de l’étranger qui aurait un rapport avec ce « temps de notre joie » (zman simhaténou) que représentent la fête de Souccot et le fait de prendre résidence dans sa soucca en compagnie des ushpizin?
Le Hassid que j’avais pris en stop sur la route de Jérusalem avait peut-être éclairé la différence entre l’attitude exprimée par les exégètes juifs par rapport à celui qui est défini comme « étranger » et celle qui est due à l’invité-ushpiz. S’il existe dans le judaïsme une éthique de l’accueil et de préoccupation pour le statut et le bien-être de l’étranger, les commandements qui cadrent la fête de Souccot sont d’un tout autre esprit, et donnent voix à un renversement de statut entre celui qui accueille l’étranger dans sa soucca et celui (l’ushpiz) qui nous y rejoint.
Dans les jours qui suivent Yom Kippour, une date du calendrier juif qui nous pousse à ressentir une très grande humilité et qui réduit la conversation que nous avons avec Dieu à ce qu’elle a de plus simple et dénudé d’artifice, Souccot nous voit quitter les murs solides de notre logis, délaisser intentionnellement notre sentiment de sécurité existentielle pour construire et nous installer dans une humble et fragile cabane de rencontre et de partage dans laquelle tout respire le temporaire, l’exposition aux éléments de notre environnement, l’humilité des croyants qui font confiance non à la solidité (somme toute illusoire) offerte par les murs et les frontières dont nous nous entourons mais bien à la protection de leur Créateur. C’est en ce sens que la soucca est appelée « ombre céleste destinée à ceux qui croient ».
Dans sa chanson Elohai (« Mon Dieu ») de l’album Chansons pour égarés, le chanteur israélien Koby Oz écrit:
Malgré tout, une certaine tolérance se lève comme un murmure;
Regarde comment, petit à petit, les gens sortent de leur stress;
Et ne veulent finalement que vivre, réunis, dans cette grande “beit haknesset” (maison de rencontre) qui s’appelle Erets Israël;
Où chacun est invité à regarder vers les cieux, à prier pour la pluie, à avoir peur des missiles…
En paraphrase de l’exégète Koby Oz, pourrions-nous envisager qu’au moins pour la période et dans l’esprit de Souccot, la soucca puisse être le symbole de la terre d’Israël où toute personne, quelle qu’elle soit, quel que soit son statut ou son origine, serait invitée à s’abriter sous l’ombre céleste pour prier et remercier les cieux pour cette vie fragile que nous célébrons tous les jours?
Si le Hassid qui m’avait fait part de son idée sur la notion d’accueil disait vrai, le peuple juif serait revenu sur la terre d’Israël pour y construire une grande soucca – un cadre de vie, une frêle cabane dont nous sommes conscients de la fragilité, une maison de rencontre ou nous avons tous notre place. Dans cette perspective-là, les étrangers qui habitent avec nous, temporairement ou non, en Israël et parmi les Juifs – gerim, travailleurs immigrés, demandeurs d’asile et réfugiés – ne seraient plus considérés avec crainte et suspicion comme des zarim ou autres infiltrés mais bien comme des ushpizin qui nous honorent de leur présence et donnent tout son sens à cette « maison de prière » que nous construisons « pour toutes les nations » (Isaïe 56:7).