AUTOUR D’UNE LETTRE À UN PÈRE ABSENT
Libérée » par les Russes à Theresienstadt, Marceline revient à Paris puis à Bollène pour se confronter à un monde qu’elle ne comprend plus, qui ne la comprend pas. On la retrouve en 1961 à l’écran. Elle s’appelle alors Marceline Loridan et, dans Chronique d’un été de Jean Rouch et Edgar Morin, elle saisit le spectateur par un monologue en travelling, place de la Concorde, où elle évoque sa déportation avec son père, un récit inouï alors au cinéma. Devenue Marceline Loridan-Ivens depuis son mariage avec le cinéaste Joris Ivens, elle est artiste, réalisatrice, intellectuelle (elle qui n’a pas fini sa classe de quatrième), militante, de tous les combats qui portent justice à ses yeux.
En ce début 2015, elle publie Et tu n’es pas revenu, une lettre à son père, saisissante, effarante, un témoignage d’un genre autre, qui se penche sur des instants de la déportation, mais aussi de l’après-Auschwitz qu’elle tente de raconter à son père mort là-bas, conformément à la prophétie qu’il lui avait faite à Drancy : « Toi tu reviendras peut-être parce que tu es jeune, moi je ne reviendrai pas ».
Il serait vain de tenter de résumer ce livre, comme il aurait été vide de demander à son auteure de nous redire ce que nous venions de lire. Lorsque nous avons rencontré Marceline Loridan-Ivens, nous avons choisi, plutôt que de l’interroger, de lui proposer de réagir à des phrases que nous avions relevées dans son livre. Nous avons voulu livrer son propos comme il a été dit, avec sa concordance des temps bouleversée. Pour le reste, nous ne pouvons qu’inviter le lecteur à cette lecture déjà devenue essentielle.
*Phrase gravée sur le mur d’une cellule de la prison Sainte-Anne d’Avignon par Marceline Loridan-Ivens en mars 1944
MARCELINE A REÇU UNE LETTRE DE SON PÈRE À BIRKENAU, UN MOT QUE LUI FAIT PASSER UN DÉTENU, UN MIRACLE DANS UN LIEU OÙ LE PAPIER ET LE CRAYON N’EXISTENT PAS. ELLE NE SE SOUVIENT QUE DES PREMIERS MOTS ET DE LA SIGNATURE, TOUT LE RESTE EST OUBLIÉ. « IL FALLAIT QUE LA MÉMOIRE SE BRISE, SANS CELA JE N’AURAIS PAS PU VIVRE. »
Pour supporter, il fallait vraiment que la mémoire du passé, la mémoire de la vie, se brise, sinon je ne pouvais pas survivre. L’inhumanité que j’ai développée m’était nécessaire. C’était le cas de tout le monde. Ça ne veut pas dire qu’il n’y avait plus de moments d’humanité, mais il n’y avait que des à-coups d’humanité, des étincelles. Si vous croyez que c’était la mémoire de l’avant qui permettait de tenir, c’est parce que vous n’avez aucune idée des loques que nous étions. Moi je connais la loque que je porte en moi, ces moments où on n’est plus soi-même, où il n’y a plus de passé, où on ne se rappelle même plus du visage de sa mère ou du prénom de son petit frère. On est rude, dur, pour survivre ; sinon on ne peut pas survivre, on devient ce que les Polonais dans les camps appelaient les « musulmans »: les yeux vides, pratiquement nus, la couverture sur la tête, on ne voit plus rien et on meurt, ou on est emmené aux gaz. Les gens croient qu’on est comme on était, qu’on a des souvenirs, qu’on a aimé son père, sa mère, on a eu des frères et sœurs ; mais de ça on meurt. Vous oubliez tout, vous mourrez de faim, de soif, plus rien ne s’oxygène dans votre tête, vous perdez des kilos – j’en pesais 25. C’est ça qu’il faut comprendre, il n’y a plus d’âme, il n’y a plus d’âme. De temps en temps, il y a des coups d’âme parce qu’il se passe quelque chose, une copine qui a besoin de vous pour lui prendre le bras. Mais ce n’est pas de l’âme ça. Il n’y a plus de passé, il n’y a pas d’avenir. La cheminée est toujours là, les gaz on sait ce que c’est, on ne les voit pas mais on sait. On ne voit pas les crématoires, on s’en approche. Je creuse pour jeter des corps de Hongroises qui arrivent de-ci de-là et qui vont mourir, qui meurent, et on les arrose de pétrole, il faut bien comprendre ce que ça veut dire. On n’a plus rien d’humain, même physiquement, on ne se lave pas, on est sale, on ne peut pas avoir de l’eau, on est habillés de guenilles. On n’est plus dans le monde du réel, on est dans un monde réel différent, on mange un petit bout de pain de rien et 3⁄4 de soupe par jour, de temps en temps une rondelle de faux saucisson.
« JAMAIS JE NE ME SUIS SENTIE AUTANT AIMÉE QUE LÀ-BAS »
C’est vrai aussi, parce que là-bas, en même temps, les gestes exceptionnels qui se produisaient étaient fondamentaux et j’en ai profité aussi. Vous partagiez votre quotidien avec quelqu’un. Tout d’un coup, l’autre partait, vous l’oubliiez. Mais pendant cette période où j’ai été très malade, Françoise aurait pu manger mon pain plutôt que d’essayer de l’échanger pour de la quinine ou de l’aspirine. Ou les filles qui savaient très bien que jamais je n’irais à l’infirmerie, parce que j’avais trop peur des gaz – j’étais obsédée par les gaz – qui avaient trouvé un trou et un bout de planche pour me mettre dans ce trou et me cacher. Et puis il y avait une espèce d’égalité. On était tous pareils. Les moments précieux étaient vraiment précieux.
« SON ONCLE CHARLES, REVENU DE DÉPORTATION, À MARCELINE, SUR LE QUAI DE LA GARE DE BOLLÈNE À SON RETOUR: « J’ÉTAIS À AUSCHWITZ. NE LEUR DIS RIEN, ILS NE COMPRENNENT RIEN. »
Il nous faut nous taire. Parce que les gens ne veulent pas entendre: il faut oublier. Même ma mère ne se rend pas compte d’où je reviens. Et ça va durer longtemps. Tout de suite après la guerre, il fallait mettre en valeur la Résistance et reconstruire le pays. Dans cette mobilisation, la France n’a pas fait le travail qu’il aurait fallu pour nettoyer ce pays des forces les pires. Il y a eu quelques règlements de compte après la guerre mais, pour l’essentiel, on a rasé des filles qui avaient couché avec des Allemands. Moi, si elles n’avaient rien fait de plus, franchement, je m’en fous. Ce n’était pas noble bien sûr, mais enfin, elles ne méritaient pas la façon dont on les a traitées. Aujourd’hui, je n’ai pas de raison de ne pas dire ce que je pense, surtout quand je les entends dans leurs amalgames insupportables, leurs non-dits, leurs paroles bien lisses et fausses. Il y a trop longtemps que j’ai envie de le dire pour ne pas le dire. Et puis je n’ai rien à perdre, qu’est ce que j’en ai à faire? Je suis une battante, je me bats. Moi je ne pense peut-être pas pouvoir changer les choses, mais pouvoir les dire, oui. On fait toujours un chemin dans la vie, celui-là, c’est le mien ; il n’y a pas de but, il n’y a que le chemin.
« RENTRER NE VOULAIT PAS DIRE SURVIVRE »
Il y a eu bien des suicides après la guerre, mais personne n’en parle. Il y a eu trop de gens détruits par ce qu’ils avaient perdu. Ils étaient paumés, ils étaient devenus d’autres êtres, incompréhensibles pour les autres. Il y a des gens qui dormaient dans la rue parce qu’ils n’avaient pas d’autre endroit. Je connais quelqu’un qui avait perdu sa femme et ses trois ou quatre enfants ; il est revenu, il y avait cette folie de se reconstruire, de se marier, de refaire des familles; lui s’est remarié, il a eu un enfant, et alors il s’est suicidé. Moi aussi, j’ai voulu me suicider, deux fois. Là-bas, non: là-bas, il fallait survivre. J’ai toujours essayé de vivre en essayant de tenir cinq minutes de plus que les autres. Souvent, je regarde la clôture électrifiée en me disant que je vais finir là, mais je n’y vais jamais. Là-bas, il fallait survivre.
« NOTRE MATRICULE ÉTAIT NOTRE CHANCE, NOTRE VICTOIRE ET NOTRE HONTE. »
Ce numéro est une honte parce qu’on devient un morceau, un Stück, on devient un numéro, on n’est plus rien, on n’a plus rien, plus de personnalité. La chance c’est parce que je suis rentrée dans le Lager B, dans un commando, que j’ai tenu le coup. Une victoire parce que je suis revenue, je suis vivante. Je n’ai jamais pensé à l’enlever. Par moments, je l’ai caché. Certains l’ont enlevé, ils voudraient bien le remettre, ils n’osent pas ; ils ont tort, c’est à eux, ça leur appartient. Moi, mon numéro est toujours là, je ne l’enlèverai jamais ; j’ai demandé qu’il soit écrit sur ma tombe, il faut que les gens sachent.
« IL Y A DEUX ANS, J’AI DEMANDÉ À MARIE, LA FEMME D’HENRI: “MAINTENANT QUE LA VIE SE TERMINE, TU PENSES QU’ON A BIEN FAIT DE REVENIR DES CAMPS?” ELLE M’A RÉPONDU: “JE CROIS QUE NON, ON N’AURAIT PAS DÛ REVENIR.” »
Moi, j’espère que je pourrais répondre oui, mais je n’ai pas la réponse, je suis désespérée par le monde d’aujourd’hui. Malheureusement, à la fin de ma vie, entendre « Mort aux juifs » dans les rues de Paris comme l’été dernier, c’est intolérable. Ma réaction spontanée quand j’ai entendu ça, c’est d’avoir voulu me balancer par la fenêtre. C’est trop.
Je porte une étoile de David en pendentif, des gens me disent de l’enlever. Qu’ils aillent au diable: le premier qui vient, j’en fais mon affaire et si je dois mourir, tant pis pour moi, mais je ne me laisse pas faire.
Propos recueillis par Antoine Strobel-Dahan
Pour en savoir plus:
• Et tu n’es pas revenu, Marceline Loridan-Ivens, Grasset, 2015
• Marceline Loridan-Ivens est aussi l’auteure de Ma vie balagan (Robert Laffont, 2008)
• Elle a réalisé La Petite Prairie aux bouleaux en 2003 et coréalisé 18 films avec Joris Ivens.
• Elle joue dans Chronique d’un été, de Jean Rouch et Edgar Morin, 1961