Antoine Schneck : Fenêtre sur l’âme

Portfolio

© Antoine Schneck, Wei Xing Yi, Miao

Entrer dans le studio parisien d’Antoine Schneck est une expérience troublante, ou angoissante, ou excitante, ou réconfortante, ou un peu tout ça à la fois.
Contre les murs reposent d’immenses gisants de pierre, des voitures ou des armures, sur une table des mouches de pêche, suspendus des portraits de têtes sans corps, pas coupées du corps, juste sans le corps. Ce sont des visages immenses qui flottent et s’emparent de vous. Au centre dérive une tente claire entre deux consoles aux câbles aussi nombreux qu’ébouriffés et des écrans, des rouleaux et des lampes.

Ici tout est monumental, dans le sens où tout fait mémoire. Le visage que capture Antoine Schneck, celui qu’il donne à voir s’inscrit à la fois profondément dans l’instant où la prise de vue a eu lieu et presque matériellement dans une éternité.

En isolant l’objet ou le visage, Antoine Schneck propose une relation singulière à cette « chose » : la voir, la percevoir, la sentir comme elle seule, hors de tout. On se surprend alors à détailler la fibre du tissu d’une robe, le grain de la peau d’un homme, l’œuvre du temps sur une pièce de métal. Il y a dans ces tirages une précision telle qu’on ne peut pas ne pas voir ce qui est habituellement imperceptible, non parce que cela est caché, mais parce que cela est noyé, confondu, dans un tout plus perturbé. Par une démarche qui pourrait sembler froide, chirurgicale, technique, le photographe parvient à nous ouvrir l’intimité insoupçonnée de ses sujets, sans jamais nous prendre par la main, sans certainement nous dire quoi voir, sans moins encore chercher à nous montrer.

On se prend à se demander d’où vient ce regard qu’il nous offre, au sens physiologique du terme, comment il fait pour nous prêter des yeux qui ne sont pas les nôtres, pas les siens, pas les mêmes, des yeux qui savent voir par-delà l’image. C’est presque surréel alors même que c’est hyperréaliste. De cette minutie infinie transpire une tendresse radicale, dont nous soupçonnons qu’elle est la clé de cette fenêtre sur l’âme.

Antoine Strobel-Dahan

Pour en savoir plus sur le travail d’Antoine Schneck,
lui prêter votre visage ou vous offrir le vôtre :
www.antoineschneck.com

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Fenêtre sur l’âme

Entretien avec Antoine Schneck

© Antoine Schneck, Eliot, 2005-2015-2020

Vos portraits singuliers, sur lesquels apparaissent des visages sur fond noir, juste des visages, donnent de grands tirages spectaculaires. Comment êtes-vous venu à la photographie ?
Aujourd’hui, je suis photographe car, très tôt, j’ai eu la chance de pouvoir faire ce que je voulais. À l’âge de 12 ans, j’ai trouvé à la maison un appareil photo 24×36, bien loin du seul instamatic qui servait à enregistrer les anniversaires et vacances de ma famille. Il y avait des boutons qui m’intriguaient, je suis alors allé à la FNAC m’acheter La photographie en 10 leçons. Je me suis vite aperçu que c’était un bon moyen d’éviter d’avoir à écrire pour m’exprimer.
Ma famille nous laissait vivre nos passions mais il fallait faire des études et les écoles de photo étaient plutôt rares à l’époque. Alors ce n’est que vers 30 ans que j’ai eu le courage d’embrasser cette passion professionnellement. Après des études d’architecture et de cinéma, et quelques années comme cameraman pour la télévision, j’ai commencé à travailler comme photographe pour la presse de décoration d’intérieur. Puis j’ai développé uniquement mon travail de portraitiste.
J’ai été élevé dans une recherche du mieux possible, et je ne me rendais pas compte alors que, par cette quête, je m’inscrivais dans la lignée de mon père, un chirurgien maxillo-facial qui passait sa vie à réparer les visages le mieux possible – j’avais eu la chance depuis l’âge de 14 ans de pouvoir occasionnellement l’assister au bloc. Ce visage qu’on entoure de champs bleus je l’ai retrouvé dans mon travail de portraits ou je délimite le visage par un voile noir. Après chaque prise de vue, je retravaille beaucoup – et non pas « retouche », je n’aime pas beaucoup ce terme. Le travail sur la palette graphique est pleinement un moment de création. Je ne fais pas une photo qui cherche à raconter une histoire mais plutôt qui permette de regarder. Je m’inscris dans cette fonction qu’a remplie la photographie à la fin du XIXe où elle a libéré la peinture de sa fonction de documentation du réel (permettant notamment l’impressionnisme). Je reviens à cette fonction première pour permettre une relation entre un spectateur et un sujet, qu’il s’agisse d’objets ou de visages.

Depuis le printemps dernier, le visage est un danger symbolique : celui de l’autre, si je le vois, est mon potentiel contaminant, tout comme le mien est un agresseur en puissance. Pourquoi, selon vous, prête-t-on au visage un tel pouvoir ?
Ces derniers mois, on s’est bien rendu compte de l’importance du visage. Levinas a souvent été cité à cette occasion : la relation à l’autre se fait par le visage qu’on offre. Le photographe, pourtant, va passer son temps à cacher ce visage, à perturber la lecture de ce visage, en le maquillant, en l’entourant d’un décor qui veut attirer votre œil, en racontant une histoire, ou même en suscitant ou capturant une émotion par sa présence même. Tout mon travail est d’essayer d’enlever toutes ces perturbations qui empêcheraient d’avoir un accès direct à ce visage. Avec le port du masque, on a vu que la lecture du visage, des émotions, n’était plus possible et qu’il manquait vraiment quelque chose. Un visage qu’on cache par un masque ou, de façon peut-être plus subtile, par un maquillage, cela va troubler, freiner la relation à l’autre. La présence de l’autre, de son visage en entier, vous oblige à vous dévoiler vous-même. Regarder quelqu’un qui se déshabille par le trou d’une serrure, c’est excitant et c’est possible. Regarder quelqu’un qui se déshabille dans la même pièce que vous, c’est bien autre chose, cela vous oblige à accepter votre propre intimité, votre relation à l’autre. Voir le visage, montrer son visage c’est accepter la présence et donc sa propre vulnérabilité dans la relation à l’autre.

Comment se passent vos prises de vues où le sujet, dévoilant et vous laissant accès à son visage, se met, en quelque sorte, à nu ? N’est-ce pas trop intimidant pour le sujet ?
Les personnes que je photographie sont dans une sorte de tente qui les protège du regard des autres et du mien. Ils se retrouvent dans un cocon de lumière, dans un ventre de lumière et se sentent ainsi protégés. Lorsque j’ai fait le portrait d’Emmanuel Carrère, après avoir fait son visage, je lui ai proposé de faire aussi son buste, torse nu. À la fin, il m’a expliqué comment il lui avait été plus facile de poser torse nu que de poser uniquement avec son visage, parce que, torse nu, il disposait d’une défense. On ne peut pas se défendre avec son visage, on ne peut que se livrer. Dans le processus originel de mes photos, il n’y a pas de tension avec le photographe, la personne ne me voit pas et c’est justement l’expérience que j’offre à l’autre : découvrir son propre visage indépendamment de toute autre chose. Nul n’a jamais vu son propre visage. Le matin lorsqu’on se regarde dans le miroir, on ne voit pas son visage, on voit son visage qui regarde le visage, qui se transforme en fonction du moment, de la lumière de cette salle de bains, de nos pensées ; le visage, en réalité, est loin derrière tout ça.

© Antoine Schneck, Namoye Knagayebalba, Éthiopie, 2019

Que cherchent les gens qui viennent se faire photographier par vous, qui acceptent de se placer en état de vulnérabilité, en dehors de la beauté de ces portraits sans défaut ?
Ce ne sont pas des portraits sans défaut, mais il est vrai que j’enlève par mon travail tous les défauts temporaires, parce que le portrait est si précis que tout ce qui marquerait – une rougeur, un poil de barbe mal rasé, ces marques que nous portons tous – prendrait trop d’importance et freinerait l’accès au visage.
Les sujets cherchent bien sûr à participer à une expérience artistique forte en plus de découvrir leur propre visage.

Arrive-t-il que des gens n’aiment pas ce qu’ils voient lorsqu’ils se voient chez vous ?
C’est arrivé, pas fréquemment, mais il est arrivé que des gens aient du mal à accepter leur portrait alors même que leurs proches aimaient cette image d’eux. Lorsqu’on fait un shooting, on fait une prise de vue, entre 5 et 20 photos, puis on va sur un écran d’ordinateur et on les regarde ensemble, puis on choisit, toujours ensemble, le portrait que je vais travailler et tirer. On se met d’accord très aisément. C’est un processus important parce que c’est à ce moment-là que la personne découvre son propre visage. Souvent, les gens remarquent une asymétrie, sans savoir que nous le sommes tous.
Je voudrais illustrer mon propos en vous racontant l’histoire du portrait de Valentine Herrenschmidt. Elle a sur le visage un angiome (une « tache de vin »), cette jeune femme était actrice à l’époque. Je l’avais vue au théâtre, c’est-à-dire comme par le trou d’une serrure, sans gêne.
Après la représentation, j’ai pris mon courage à deux mains et je suis allé la voir en coulisse. J’avais du mal à la regarder dans les yeux, je lui ai dit que j’aimerais faire son portrait. Au moment du choix de la photo sur l’écran d’ordinateur, je me tourne vers elle, sa tache de vin a disparu. Sa tache de vin, qui était jusqu’alors un élément extérieur, perturbateur, avait réintégré son visage. Quand les gens voient cette photo, immanquablement ils me disent « Qu’elle est belle, cette femme » ; la même personne pourtant, si vous la croisiez dans la rue, vous ne vous diriez pas « Qu’elle est belle! », vous n’oseriez pas la regarder. Réintégrer tout ce qui fait partie du visage et enlever tout élément perturbateur de la relation à l’autre, voilà mon travail.

© Antoine Schneck, Valentine Herrenschmidt

En 2017, vous avez fait pour Tenou’a des portraits de Marceline Loridan-Ivens. Marceline alors ne voyait déjà presque plus rien. Photographier des gens qui ne peuvent pas vous voir parce qu’ils en sont physiquement empêchés, qu’est-ce que cela change ?
Finalement ça ne change pas grand-chose en fait, dans le sens où l’important n’est pas le regard qui viendrait signer ma présence. Je ne cherche pas à ce qu’on voit le reflet de mon studio dans l’œil du sujet. Au contraire, je recherche cette neutralité qui ne vient pas perturber le visage. Si la personne est en train de me sourire, ma présence sera un frein à la relation avec le visage. Lorsque j’ai commencé à faire ce travail il y a 20 ans, je suis allé au Louvre regarder à quoi ressemblait un portrait de peintre, et j’ai constaté que les peintres peignaient en haut à gauche de l’œil un éclat blanc. Cet éclat n’est pas possible à la prise de vue pour moi en raison de cette cabine translucide, alors il est redessiné après-coup. Ma photo ne cherche pas à montrer la réalité, elle est créée, ma photo est la création d’une fenêtre vers l’autre.

Propos recueillis par Antoine Strobel-Dahan

© Antoine Schneck, Photo : Hugues Hervé