Il y a dix ans, la France était vent debout pour dénoncer ce qui s’était passé à Charlie Hebdo. On parlait alors d’obscurantisme, de terrorisme islamiste et de protéger ce symbole démocratique qu’est Charlie Hebdo. Est-ce que pour vous, les choses ont changé en dix ans?
Oui, elles ont changé, elles ont empiré. Aujourd’hui en France, il y a ce que j’appelle une fausse “bienpensance” qui est en train de se mettre en place, très largement portée par LFI. J’écoutais une interview de Kianoush Ramezani, caricaturiste iranien, qui disait justement qu’il voit de plus en plus de dessinateurs s’autocensurer dans le milieu. Je pense que c’est un signal très fort, puisque quand des artistes en arrivent à s’autocensurer, c’est que d’une certaine manière, l’islamisme est en train de gagner cette bataille idéologique. D’ailleurs, on voit qu’ils ont réussi à insuffler cette peur. Les événements qui ont suivi, avec les assassinats de Samuel Paty et Dominique Bernard ont été encore des signes très forts du danger que représentent la liberté d’expression, la laïcité et les valeurs républicaines. Pourtant, dans l’opinion publique, on voit qu’il y a une progression sur la liberté d’expression, puisque les derniers sondages nous montrent quand même qu’il y a plus de 75% des Français qui sont pour la liberté totale d’expression. Mais dans les faits, on voit que cette peur s’est installée. Les gens ont très peur de ce qualificatif d’islamophobe qu’on colle à tout va, à des politiques, à des militants… Le nombre de fois où moi-même, j’ai été taxée d’islamophobe parce que je dénonçais les dangers de l’islamisme ! Cela a permis de manière très insidieuse de censurer la société. C’est pour ça que j’ai énormément de respect pour la rédaction de Charlie Hebdo, qui a continué, malgré tout, sur la même ligne éditoriale et qui ne plie pas face à l’obscurantisme, là où beaucoup se sont résignés et pour se protéger d’une certaine manière.
Il y a deux choses dans votre réponse: la question de la peur et de l’autocensure qui viennent de la menace du terrorisme islamique elle-même et la “bienpensance”. C’est cela qui explique cette difficulté à nommer l’obscurantisme et le terrorisme?
C’est la peur de stigmatiser une partie de la population et aussi une grande part de lâcheté. D’ailleurs, le constat est assez flagrant, puisqu’au moment où il y avait eu les caricatures de Charlie Hebdo sur [le guide suprême iranien] Khamenei, au moment de la révolution Femme, Vie, Liberté, en Iran, les jeunes imprimaient les caricatures et les accrochaient sur des poteaux dans les rues. Et en France, on avait des milliers de commentaires en disant: “C’est offensant, vous leur manquez de respect”. Et nous, on était complètement hallucinés. On se retrouve quand même dans une situation où une jeunesse qui vit dans une République islamique imprime des caricatures pour les accrocher sur les murs au péril de sa vie – et de l’autre côté, on a une jeunesse en Europe qui est offusquée parce qu’on est en train de caricaturer un chef religieux qui, en réalité, est un tyran sanguinaire. Charlie Hebdo a été remercié des dizaines de milliers de fois par les Iraniens, même de la diaspora. Dans toutes les manifestations de soutien à travers l’Europe, les États-Unis, il y avait ces caricatures de Charlie Hebdo. Quand je parle avec des gens en Iran, ils sont beaucoup moins frileux à dénoncer l’islamisme, à dénoncer la charia, à dénoncer le fait que le Coran est liberticide pour les femmes. Ici, en France, on tremble à l’idée de le faire, parce que justement tous ces milieux militants nous ont mis dans la tête qu’on n’en avait pas le droit sauf à risquer de stigmatiser une partie de la population.
Et moi, les antiracistes, je leur explique toujours que 90% des victimes de l’islamisme et du terrorisme islamiste sont des musulmans. Le fait même d’amalgamer un croyant qui vivrait avec les valeurs de la République et l’islamisme, c’est une forme de racisme.
Le terme “facho” est dégainé plus vite que son ombre par toute cette partie de la gauche radicale. En fait, aujourd’hui, le principe, c’est de dire à quelqu’un: “Tu es d’extrême droite si tu ne partages pas nos idées”. Ce courant idéologique qu’on est en train de nous imposer est communautariste, puisque qu’il part du principe que les musulmans sont totalement incapables de vivre intégrés dans une société en respectant les valeurs laïques… Donc, quiconque dénoncerait l’islamisme, le frérisme, etc. serait, de facto d’extrême droite, fasciste, raciste et islamophobe. Et ça, c’est terrifiant. Aujourd’hui, il y a de plus en plus de personnes qui n’osent plus prendre la parole sur ces sujets-là pour s’éviter justement les meutes enragées des réseaux sociaux qui viendraient attaquer; et aussi certains médias et politiques qui s’empressent d’attaquer toute personne qui prend la parole sur le sujet.
Comment le nommer, ce silence des personnes qui n’osent plus prendre la parole? C’est une autocensure, une silenciation?
C’est une profonde autocensure. C’est une volonté de se préserver, d’une part de la violence pour éviter effectivement de finir sous protection policière, mais c’est aussi une manière de se protéger pour éviter les agressions sur les réseaux sociaux, les fatwas. C’est une manière de dire: je ne vais pas aborder ce sujet-là, comme ça, je n’aurais pas de problème. Mais en fait, on est en train de renoncer à nos valeurs. Et quand une société commence à reculer face à ce genre de choses, elle est en danger.
Comment pourrait se créer ce sursaut collectif?
Je pense que des initiatives comme celle de Valérie Pécresse et de la région Île-de-France – un partenariat avec Charlie Hebdo, aller à la rencontre des élèves dans les écoles pour aborder ce sujet-là, permettre de diffuser des documentaires, des caricatures et d’en parler… – devraient être étendues à l’échelle nationale.
Aller parler aux enfants dès le plus jeune âge, ne rien laisser passer. Je veux dire, quand il y a des violations de la laïcité dans les écoles, il faut se montrer très ferme. Je pense qu’il faut également changer les programmes scolaires. Il faut changer les cours d’histoire-géographie. Il faut mettre des cours de laïcité, en plus grand nombre. Il faut créer des documentaires à destination des enfants pour leur montrer ce que veut dire l’islamisme, parce que finalement, pour les gens, c’est un mot très confus… Quand on est iranien, on sait où mène l’islamisme, mais pas quand on est français, qu’on n’a jamais connu une dictature islamique, qu’on ne sait pas ce qui se passe dans les pays où la religion se mêle des lois. Ça serait intéressant de leur montrer où cela mène et pourquoi la laïcité est aussi importante. Je pense que, de manière très pédagogique et dès le plus jeune âge, il faut commencer à leur expliquer pourquoi les valeurs de la République protègent tous les citoyens, et en particulier les femmes, dans une société laïque. Et ça, on ne le fait pas aujourd’hui.
Le compte Instagram de Charlie est très suivi par des Iraniens. Quelle est la place de la liberté d’expression, de la caricature et de la critique du pouvoir en Iran?
Il n’y en a pas ! Il n’y a aucune place en Iran pour la liberté d’expression, de la caricature et de la critique du pouvoir… Ce n’est même plus de la censure – c’est que vous n’avez absolument pas le droit d’émettre un avis. Là-bas, on vous pend pour apostasie. Un militant iranien avait mis un point, un tout petit point, sous une publication Twitter (X) de Khamenei, parce qu’il avait oublié de mettre un point à la fin de sa phrase. Il avait juste mis un point en commentaire, il a été condamné à 15 ans de prison. Donc il n’y a pas de presse libre, il n’y a pas de journalistes libres, on ne peut pas manifester librement. En fait, tout est restreint. C’est ça, une dictature et vous risquez votre vie à chaque instant. Pour les Iraniens – et c’est pour ça qu’il y a autant d’Iraniens qui suivent Charlie Hebdo –, l’idéal de liberté serait un jour d’avoir un pays dans lequel il puisse y avoir des Charlie, dans lequel on puisse moquer la religion, où on puisse moquer Khamenei.
Voyez-vous un genre d’acceptation progressive des méthodes des terroristes islamistes? Certains citoyens, politiciens, intellectuels français, parlent de la “résistance” du Hamas. Comment glisse-t-on du “Je suis Charlie” à ce discours-là?
Mona Jafarian — Moi, je peux vous parler de ce qui s’est passé en Iran en 1979. On a eu une union contre-nature de la gauche iranienne et des islamistes. La gauche iranienne, qui était pourtant très laïque, non-croyante, anticléricale, mais qui s’est retrouvée à soutenir des islamistes et à les aider à renverser le pouvoir en place par des idéaux révolutionnaires anti-impérialistes, anti-capitalistes et anti-occidentaux. En fait, sur des mots d’ordre qu’on revoit aujourd’hui dans la société française, s’est formée cette alliance. Ce qui a été particulièrement parlant, c’est que cette gauche laïque s’est retrouvée à être la première à demander aux femmes iraniennes d’accepter de porter le voile, d’accepter la charia, d’accepter les nouvelles lois islamiques au nom de la lutte et de la résistance. Donc, on voit à quel point, finalement, ce discours anti-impérialisme-occidental est très dangereux pour nos sociétés, d’autant plus qu’il ne prend absolument pas en compte l’impérialisme islamique. Quand j’entends des gens aujourd’hui nous parler de résistance, nous parler de colonisation, j’ai envie de leur dire: “Mais où êtes-vous quand la république islamique d’Iran prend le pouvoir sur la Syrie, sur l’Irak, sur le Liban, sur les territoires palestiniens et qu’elle détruit toutes ces terres pour asseoir son hégémonie?”
Il y a une méconnaissance totale du Proche et du Moyen-Orient, une méconnaissance historique… en plus des idéaux d’Occidentaux bien au chaud dans leur canapé. Occidentaux qui n’ont pas connu ce que c’est qu’une dictature, qui n’ont aucune idée de ce que veut dire l’anti-impérialisme. C’est très facile de le dire quand on est en démocratie en France, de se prendre pour Che Guevara et d’avoir l’impression de mener une lutte. Mais la réalité des faits, c’est que tous ces gens qui sont des militants d’une gauche très radicale, se retrouvent à soutenir des islamistes et à voir dans des attaques terroristes, dans le viol, dans des égorgements… une forme de résistance. Et c’est ce qui s’est passé en 1979 en Iran, où on a vu des militants de gauche faire des attentats, des tentatives d’assassinat, brûler des bus, semer les chaos. C’est pour ça que moi, je dis toujours que ce qu’est en train de faire LFI est très, très dangereux. Ils sont sur une pente glissante. D’ailleurs, quand on voit des députés LFI avec des gens comme le militant pro-palestinien Elias d’Imzalene [comme Éric Coquerel le soir du match de football France-Israël le 14 novembre dernier à Saint-Denis], on voit bien qu’on est quand même face à un très gros problème aujourd’hui.
Pour terminer, pourquoi, après les attaques contre la liberté d’expression, les attaques faites aux femmes, on s’attaque aux Juifs? Pourquoi y a-t-il souvent cette continuité?
Déjà, le Juif est le meilleur angle d’attaque pour une convergence des luttes. Je pense que le meilleur exemple qu’on puisse avoir, c’est de voir des gens comme Soral se mettre à défendre LFI. C’est de voir le GUD envoyer des mots d’encouragement au Hamas le 7 octobre. J’ai récemment fait un post sur Twitter pour montrer la rhétorique employée par le GUD (qui est quand même d’extrême droite) où ils parlaient d’anti-sionistes, de résistance du Hamas, du colon juif, etc. En fait, on se rendait compte qu’on ne pouvait pas savoir si c’était le GUD, Thomas Portes ou Rima Hassan qui avait écrit le tweet.
La haine du Juif est une merveilleuse manière d’avoir une convergence des luttes entre une extrême gauche, les islamistes et parfois même l’extrême droite qui vient se rallier à cette cause. Et moi, je pense même que le Juif est attaqué avant la femme. En Iran, en 1979, c’est la cause palestinienne qui avait aussi servi à rallier tous ces gens. C’étaient également des Moudjahidins-palestiniens, des terroristes, qui avaient entraîné ces révolutionnaires iraniens aux techniques d’attentats, d’attaques, au maniement des armes, pour ensuite mener la révolution en Iran. Et malheureusement, ce qu’on voit aujourd’hui en France est un écho assez effrayant de ce que nous avons vu il y a 50 ans. Plus je regarde notre société actuelle, plus je me rends compte que, sous couvert d’antisionisme, on est en train d’instaurer un antisémitisme qui permet de rallier les foules derrière cette haine commune.
Avez-vous un dernier message, d’espoir peut-être?
Oui, c’est un appel à la majorité silencieuse ; pour qu’elle soit plus bruyante. Parce qu’en fait, ceux que je dénonce sont peu nombreux, mais ils sont bruyants et c’est ce qui leur donne leur force. Ils font du bruit partout et il serait temps que ces 75% fassent du bruit pour sauver nos enfants, la République et la laïcité.
Sur les réseaux sociaux, sous des publications, quand on est en plus grand nombre, ils se taisent. Il n’y a plus de commentaires de leur part parce qu’ils se rendent compte qu’il y a la force du nombre. Et quand personne n’interagit, là, ils s’en donnent à cœur joie. Je peux le voir tous les jours, ils sont bruyants parce qu’il n’y a personne en face. Quand on se réveille et qu’on commente, qu’on agit et qu’on manifeste, ils se taisent.
Donc, la prise de parole de la majorité silencieuse, ça passe aussi par les réseaux sociaux?
Oui, surtout par les réseaux sociaux, puisqu’aujourd’hui, c’est l’un des premiers vecteurs d’endoctrinement et l’un des premiers vecteurs d’information pour la jeunesse. Donc, si les mêmes jeunes, à chaque fois qu’ils tombent sur un post, voient des personnes qui ont commenté de manière pacifique (parce que le but, ce n’est pas d’aller écrire tout le temps des insultes), de manière factuelle, répondre en grand nombre, c’est là où on marginalise ceux qui portent en eux cette idéologie destructrice.
Propos recueillis par Julia Lasry