Pour quelques dollars de moins

La revue des réseaux de Julia Lasry
« La télévision est un spectacle. C’est une tribune, une scène, un journal du monde, un stade, un cirque », disait Jean D’Ormesson. Les réseaux sociaux, c’est pareil. Un espace de vie, de jeux, entre parures et pseudonymat. Une place publique où les traces, les signes, les empreintes que nous laissons de notre plein gré disent quelque chose de nos façons de se raconter. Consciemment ou non. Alors, qu’en est-il de la place des identités religieuses, de leurs représentations, discours, symboles et raccourcis que l’on rencontre au gré de nos promenades numériques ? Je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans semblent très bien connaître : TikTok, Instagram, prises de paroles et prises de pouvoir ; bref, un snapshot pour réfléchir ensemble, au-delà des bulles de filtres, à la place de la religion dans le monde tel que nous l’habitons.

American boy

Les plus millennials connaissent bien Kanye West, alias Ye, l’ex-mari de Kim Kardashian, rappeur immensément avant-gardiste et adulé, à l’origine de hits internationaux (Flashing Lights, Stronger, American Boy…), producteur, créateur de mode, co-signant des collections de grandes marques (Adidas, Balenciaga…). Pour ceux qui aimaient l’artiste, c’est le moment de faire le deuil de l’homme. Début octobre, Kanye West a dévoilé une nouvelle facette de sa personnalité.

FLASHBACK

– 03/10 : il présente sa nouvelle collection à la Fashion Week de Paris. Dans le lot : un t-shirt au slogan des suprémacistes blancs «White Lives Matters».

– 06/10 : il se rend dans le talk show de Tucker Carlson, le rendez-vous des fachos américains, et souhaite racheter Parler, le réseau social d’ultra-droite.

– Sur les réseaux sociaux, il multiplie les prises de parole haineuses. Il partage une discussion avec P. Diddy (autre rappeur), où il l’accuse d’être « contrôlé par les juifs ». Il se fait alors restreindre d’Instagram pour ses propos antisémites et ne peut plus s’y exprimer.

– Le 8/10, il se fait accueillir sur Twitter par Elon Musk (alors actionnaire, puis officiellement propriétaire le 27/10/22) : «Welcome back to Twitter, my friend». Se sentant bien welcome, il publie : «Je suis un peu fatigué ce soir mais quand je vais me réveiller, je vais jouer à Death Con 3 sur les juifs. Ce qui est drôle, c’est que je ne peux pas être antisémite parce que les noirs sont en réalité juifs.» Allez, suspendu de Twitter aussi !

« Les médias juifs » l’ont bloqué, ce qui alimente sa rhétorique complotiste : « Que ce soit parce qu’on porte un tee-shirt Ralph Lauren, (…) qu’on a un manager juif, (…) ou qu’on fait un film avec une plateforme juive comme Disney », c’est très clair, ils sont partouuut ! Fin octobre, il remet en question les circonstances de la mort de George Floyd et se fait poursuivre en justice par la famille du défunt…

TRAÎNÉE DE POUDRE

Si ces tristes tirades pèsent sur nos cœurs, elles pèsent moins sur la conscience et sur le compte en banque de Kanye, allégé de 2 milliards de dollars. Se faire restreindre par les réseaux sociaux coûte cher dans le show biz et les annonceurs préfèrent rester loin des scandales. Ye est lâché par son agent, son avocate, Adidas, Balanciaga… Ses derniers soutiens sont l’extrême droite et des groupuscules néonazis qui suspendent des banderoles «Kanye is right about the jews» sur des ponts d’autoroute à Los Angeles. Des images qui ont fait le tour du monde, jusque dans mon smartphone.

« UN GRAND POUVOIR IMPLIQUE DE GRANDES RESPONSABILITÉS »

Certains découvrent Kanye West avec ce bad buzz. D’autres aimaient sa musique, son univers, la mignonnerie de ses enfants. Prenaient sa mégalomanie, son sexisme, son goût pour la polémique, l’hyper-contrôle de son image pour un truc de gourou, de génie, ou juste de star qui se met en scène. S’ajoute à cela un problème psychiatrique diagnostiqué, pour lequel il est de notoriété publique qu’il a déjà effectué des séjours en hôpital spécialisé. La « maladie » ne justifie pas tout. Beaucoup s’insurgent de la déresponsabilisation de Ye (comme Adameli, figure LGBTIQ+ juive, ou l’auteure Illana Weizman). La liberté d’expression, même pour faire réagir, ne justifie pas de discours de haine.

Temporairement suspendu par les réseaux, Kanye West est déjà de retour en ligne. Ainsi va la société du spectacle… Nous sommes, malgré nous, les spectateurs presque impatients d’une dérive publique et médiatique. Mais une question plus politique est pourtant au cœur de ces dérapages : celle de la responsabilité des plateformes et de leur régulation.

Comment identifier les profils antidémocratiques et les restreindre, afin de ne pas craquer l’allumette de l’appel à la haine auprès d’un public plus faible, sans bafouer la sacro-sainte liberté d’expression ? Quel rôle aura Elon Musk, nouveau patron de Twitter, dans tout ça ? Comment repenser notre rapport attentionnel (en tant que média, en tant que citoyen) sur les plateformes, pour dénoncer ces phénomènes, atténuer leur portée, tout en étant conscients de leur existence et des communautés fédérées ? Aussi, comment ne pas s’habituer à ces discours, quand on y fait face régulièrement ?

AY MAMÁ

Le salut vient en riant. Et j’ai ri en lisant cet article de Slate sur Jeen-Yuhs, le documentaire sur la carrière de Ye. «Les scènes les plus émouvantes (…) sont celles où l’on voit Kanye West avec sa mère (…) qui apparaît comme une source presque surnaturelle d’amour maternel et d’encouragement. (…) l’admiration réciproques que l’on peut voir (…) lorsqu’ils se regardent a quelque chose de profondément touchant (les psychanalystes de comptoir affirmeront peut-être aussi que l’assurance incroyable, le mot est faible, dont Kanye peut faire preuve – et qui a pu être aussi bien sa plus grande force que sa plus grande faiblesse – est sans doute le résultat de cette relation mère-fils).» Finalement, c’est toujours la faute des mères !

On attend les prochains épisodes mais, sans trop m’avancer, il faudra sûrement plus qu’une bonne psychanalyse.

FEATURING BIENFAITEUR

Ce mois-ci, j’ai été surprise par le média Brut, qui m’a présenté Sœur Albertine, une bonne sœur de mon âge, dynamique, enthousiaste, cheveux au vent, bref : « moderne ».

Mini récap pour nos lecteurs pas très rézosocio : Brut est un pure player d’actualité généraliste, fort de 3 millions d’abonnés sur Instagram, s’adresse aux 15-34 ans, avec une ligne éditoriale incarnée par de jeunes journalistes, qui y abordent des sujets générationnels comme l’environnement, le droit des femmes et des minorités, l’impact social, etc. Je ne m’attendais pas à voir de la religion par ici. Bien que ce soit un sujet intime et une source garantie de réactions ; utile pour un média ayant du mal à trouver une rentabilité pérenne et qui se rémunère avec l’attention des gens.

1er novembre, donc, vidéo d’une minute sur l’origine de la Toussaint, par Sœur Albertine. Une fois passée la surprise, sûrement causée par l’appropriation des codes des youtubeurs (face caméra, sourire appuyé, ton enjoué) et par le déplacement de discours catholique dans mon feed Instagram peu habitué, je reconnais que c’était attractif. D’après les commentaires plutôt bienveillants, je n’étais pas la seule à apprendre des choses. En parcourant le profil Instagram de la sœur aux 66K abonnés, je découvre tout un tas de vidéos et autant de questions cash, sur fond de musique TikTok. « Pourquoi les cathos n’assument pas leur foi ? » « Les femmes dans l’Église catholique ». Mon attention est captée. Est-ce du marketing catholique ? Du prosélytisme 2.0 ? Finalement, je suis touchée par son envie de transmettre, de renouveler les imaginaires religieux et le message de paix qui transcende les rouages communicationnels tout sourires, un peu dissonants. Dans une vidéo avec Gad Elmaleh (oui, oui !), ils invitent à la rencontre d’autrui et à la fraternité. La laïcité n’est pas se cacher, mais se comprendre et se respecter. Une bonne dose de paix quotidienne !

CASSÉ, KANYE !

Last lol. La chanteuse Taylor Swift a publié ses dates de tournée. Mauvaise nouvelle pour les observants de shabbat et pour ses fans Loubavitchs : tous les concerts sont le vendredi soir. Les détracteurs de Kanye et du complotisme m’ont fait bien rire, voyant là la preuve que les Juifs ne contrôlent donc pas le monde. Sinon, la tournée se serait passée autrement !
P.-S. : Taylor a, depuis, ajouté des dates en semaine, ouf.

N’hésitez pas à partager votre veille avec nous, en m’écrivant à julia@tenoua.org