Aux alentours de mon treizième anniversaire, je découvre avec fascination l’histoire des pionniers sionistes. Ce qui me frappe alors, ce n’est pas tant l’appel de la terre ou le goût du danger. Non, c’est le côté proprement, outrageusement, révolutionnaire de leur démarche.
J’identifiais alors ma jeunesse à la leur. Certes, des décennies séparaient le quotidien d’une jeune juive berlinoise ou polonaise de celui d’un adolescent juif français, mais entre les deux, quelque chose de commun : ce sentiment d’avoir une identité juive, comme d’autres ont un handicap. Cette identité juive était totalisante, j’étais juif avant tout, c’est ainsi qu’on m’avait éduqué, c’est ainsi que la société me voyait (malgré mes moult efforts pour dissimuler mon judaïsme orthodoxe en territoire hostile, c’est-à-dire à l’extérieur du cocon communautaire). Cette identité défensive ne possédait aucun contenu positif, aucun horizon.
L’ultime message éducatif que m’inculquait l’école juive était celui de la transmission, qui en réalité se résumait à une simple ordonnance de survie identitaire. Dans ma communauté, qui se vantait pourtant d’être un modèle d’ouverture et de réflexion, l’interdit était la règle. Poser trop de questions menaçait les dogmes invisibles qui la structuraient. Trop de contacts avec l’extérieur pouvaient, au choix, provoquer un hiloul hashem, terme générique pour imposer une omerta sacrée, ou causer une brutale assimilation. Tout était danger, tout était méfiance. Sois juif et tais-toi.
Surgissaient alors ces images de pionniers qui s’étaient un jour rebellés contre le judaïsme établi, pour exiger une judaïté vivante. Ayant baigné dès le plus jeune âge dans la source de la tradition, les premiers sionistes religieux, adeptes de la « sainte révolte », me fascinaient plus encore que leurs collègues laïques. Révolte contre l’establishment rabbinique, révolte contre l’establishment communautaire, le tout non pas pour faire table rase du judaïsme mais bien pour lui permettre enfin une existence digne de ce nom.
À travers eux, je réalisais que je pouvais être le juif que je voulais être ; qu’être pleinement juif, c’était aussi n’être pas seulement juif. La richesse de l’existence possible l’emportait sur la pauvreté de l’essence juive à laquelle on voulait me réduire : une essence trop occupée à perdurer pour se nourrir du monde et nourrir le monde en retour.
Mais pour cela, il fallait s’enfuir au loin, partir en un lieu où l’être juif se conjugue à tous les temps et ne se construit pas par opposition. Pour moi, l’alyah fut incontestablement un épanouissement personnel. Enfin, mon être juif pouvait s’émanciper du carcan identitaire, enfin être juif ne signifiais plus « ne pas être autre chose » mais ouvrait devant moi une infinie liberté.
Paradoxalement, c’est en venant en Israël que j’ai enfin pu apprécier de nombreux éléments de mon identité française, et pourtant, je sais que je ne pourrais plus jamais quitter cette judaïté au savoureux goût de liberté. Où, ailleurs sur terre, pourrais-je trouver ce bouillonnement intellectuel juif, en perpétuel devenir? Où pourrais-je ressentir au quotidien qu’une question, une rencontre ou même une confrontation ne saurait être un danger mais est au contraire une occasion d’élargir un peu plus l’horizon à explorer ?
Le Juif de Diaspora me reprochera peut-être d’exagérer, tant il entend parler à longueur de journée de la fragmentation de la société israélienne, du cloisonnement identitaire supposé, au sein des multiples sous-groupes qui la forme. Sans nier les tensions sociales existantes, sans effacer les dizaines de problèmes politiques et sociaux de ce pays, je soutiens malgré tout que la société israélienne est une immense mosaïque en devenir, faite de pièces communicantes et dynamiques.
Tout en écrivant ces lignes dans l’enceinte de la bibliothèque nationale, je porte un rapide coup d’œil aux amis et connaissances autour de moi. Ici, un ultraorthodoxe, en chemise blanche et tallit, flâne dans les rayons de philosophie analytique à laquelle il consacre son doctorat ; là-bas, une amie laïque férue de Talmud déchiffre une page en araméen. Un professeur de critique biblique monte à l’étage pour la prière de Minha. Dans une semaine à peine, les rues de Jérusalem déborderont de personnes venues assister aux nuits d’études de Shavouot, aussi plurielles que les êtres eux-mêmes. Sur les mêmes pages déroulant les programmes on trouve, au choix, un cours d’une femme rabbin ou celui du grand rabbin de Jérusalem ; une conférence d’une journaliste ultraorthodoxe ou un concert au séminaire réformé ; une soirée d’étude organisée par les associations LGBT religieuses ou une invitation aux cérémonies alternatives des kibboutzim.
Autant d’identités en apparence contradictoires et pourtant si fluides, qui ne puisent leur harmonie que dans la vie juive elle-même.
Si je vis en Israël, c’est indéniablement pour les gens qui le composent. En les voyant, en faisant partie d’eux, je crois au lendemain. Avec de telles personnes, Israël trouvera un jour la force de surpasser ses conflits, de panser ses blessures et d’assembler ses tesselles humaines en une même mosaïque.