« Voici les animaux que vous mangerez d’entre toutes les bêtes qui sont sur la terre : toute bête qui a le pied onglé, les ongles fendus, et qui rumine, vous en mangerez. De ceux-ci uniquement vous ne mangerez pas. Le chameau, parce qu’il est ruminant mais qu’il n’a pas le sabot fendu : il sera impur pour vous. Le lapin par ce qu’il est ruminant mais n’a pas l’ongle fendu : il sera impur pour vous. Le lièvre parce qu’il est ruminant mais n’a pas l’ongle fendu : il sera impur pour vous ; le porc parce qu’il a le pied onglé et qu’il a l’ongle fendu mais qu’il ne rumine pas : il sera impur pour vous » (Lévitique 11 : 2-7).
Tel est le texte (repris en Deutéronome 12) sur lequel repose l’interdiction de consommer le porc. Ainsi replacée dans son contexte, elle s’intègre dans une catégorie particulière illustrée par quatre exemples : celle des animaux qui pourraient prêter à confusion car ils remplissent une seule des conditions exigées par la règle biblique. Des quatre exemples proposés, le porc est le seul non ruminant, mais comme le souligne d’ailleurs un midrash beaucoup plus tardif, il peut faire illusion en mettant en avant ses sabots fendus. La raison de cette distinction n’est pas explicitée par les lois bibliques. De fait, en l’absence du vocabulaire technique dont nous disposons de nos jours, elles désignent comme propre à la consommation des mammifères strictement herbivores, tels les animaux du troupeau ou les espèces apparentées vivant encore en liberté.
Pourquoi donc, parmi tant d’animaux réputés « impurs » dont les textes bibliques donnent une longue liste, indépendamment de celle des quatre cités en Lévitique 11 la tradition a-t-elle privilégié le porc ? C’est sans doute d’abord parce qu’il ne nous viendrait pas à l’idée – sauf cas extrême – de manger des rats, des hiboux, ou des chauve-souris. Le steak de crocodile ou de lion qu’on nous offrirait dans certains pays d’Afrique, le ragoût de chien ou de chat dans quelques pays d’Asie, ne seraient pas aisément acceptés par un Européen en raison de ses habitudes alimentaires, sans que l’interdit religieux ne s’y mêle.
Chaque société possède ses us et coutumes et, si elle vit en vase clos, chacun les observe sans discussion. Ce n’est qu’au contact d’autres coutumes alimentaires que celles des juifs ont pu paraître étranges. Les premiers signes apparaissent historiquement à l’époque hellénistique au contact de la civilisation grecque. Dans ce monde méditerranéen oriental où les cultures se mêlaient, l’exception juive dut frapper les esprits : les juifs se refusaient obstinément à consommer une des viandes les plus répandues, réputée succulente : le porc. Ce sont les entraves à la liberté religieuse des judéens ou juifs qui auraient provoqué la révolte des Maccabées contre la Syrie hellénisée en 169 avant l’ère commune. Quand le roi grec de Syrie, Antiochus IV dit « Épiphane » voulut obtenir des juifs pieux une forme d’abjuration, les contraindre à consommer publiquement de la viande de porc parut le moyen le plus simple.
C’est ainsi que, selon le livre 2 des Maccabées (rédigé en grec) « on força un certain Éléazar, l’un des principaux scribes, homme déjà avancé en âge et fort beau de visage, à ouvrir la bouche et manger de la viande porc », mais le vieillard préféra quitter la vie plutôt que de laisser croire qu’il avait renoncé à la religion de ses ancêtres. On racontait aussi que sept frères et leur mère avaient préféré mourir dans d’atroces supplices plutôt que de toucher à la viande de porc que voulait leur imposer le roi.
L’abstinence de porc – ainsi que la pratique de la circoncision qui avait été interdite à la même époque – devint ainsi aux yeux des Grecs puis des Romains l’une des singularités du judaïsme, d’autant que, non seulement la consommation de viande de porc mais également le sacrifice de porc sur l’autel, étaient chez eux chose courante. Dans sa justification des règles alimentaires des juifs, Philon d’Alexandrie, début du I er siècle, consacre un paragraphe particulier à l’interdit du porc et ne réussit qu’à lui trouver une justification philosophique : la loi Moïse veut apprendre à l’homme à contrôler ses instincts, c’est pourquoi elle interdit la viande jugée par les autres hommes la plus délectable. Il devait encore être confronté à cette question lors de son ambassade à Rome auprès de Caligula, lorsque l’empereur fou demanda ironiquement à la délégation des juifs d’Alexandrie : « au fait pourquoi vous abstenez-vous de viande de porc ? » déchaînant ainsi l’hilarité des courtisans.
C’est chez les auteurs romains que l’on trouve le plus d’allusions à l’étrangeté des coutumes juives. L’empereur Auguste, témoin de la cruauté d’Hérode contre sa propre famille, aurait dit « j’aimerais mieux être le pourceau d’Hérode que son fils ». Encore un siècle plus tard, le poète satirique Juvénal affirmait que la Judée était un pays où les porcs meurent de vieillesse et que les juifs avaient pour la viande de porc autant d’aversion que tout homme pour la chair humaine.
L’explication hygiénique, si souvent alléguée de nos jours, est également évoquée. On peut supposer que, dès ce temps, elle était mise en avant par les juifs. Tacite, peu suspect de sympathie envers les juifs, affirme qu’ils s’abstiennent du porc car cet animal est sujet à la lèpre. Plutarque, après avoir envisagé que le porc puisse être un animal sacré pour les juifs – d’autant que l’Égypte donnait l’exemple de cultes animaux – finit par conclure que c’est par répugnance pour sa saleté bien connue que les juifs s’en abstiennent.
Les données de la question n’ont guère, on le voit, changé depuis l’Antiquité.