Le peuple juif a subi de multiples et millénaires persécutions mais il était si minoritaire parmi les païens, puis les chrétiens et enfin les musulmans, qu’il n’était pas en situation de se venger des souffrances subies sous peine de terribles représailles. C’est sans doute pourquoi, en plus de deux millénaires, on ne peut noter d’acte de vengeance juive entré dans l’histoire. Ce n’est que dans la période de l’entre-deux-guerres que des actes individuels de vengeurs apparaissent : Peltioura assassiné par Schwartzbart en 1926 en raison des pogroms d’Ukraine dont il le jugeait responsable, le nazi suisse Gustloff assassiné en Suisse par David Frankfurter en 1936 en raison du traitement des Juifs allemands, le diplomate Von Rath assassiné par Grynszpan à Paris en 1938 en raison de l’expulsion forcée d’Allemagne dans d’effroyables conditions humaines des Juifs polonais. Puis survint la catastrophe, la Shoah.
L’immensité du crime aurait exigé une immense vengeance; mais cette vengeance sur le peuple allemand s’était déjà exercée aux yeux même des Juifs persécutés par la défaite de l’Allemagne hitlérienne, par les terrifiants bombardements et les centaines de milliers de victimes civiles dont des dizaines de milliers d’enfants, par les grandes villes détruites, par l’occupation totale de l’Allemagne, par la perte de territoire, par les dizaines de milliers de familles réfugiées qui en résultèrent et enfin et par l’exécution des principaux criminels politiques. Ne restait donc pour d’éventuels vengeurs que le châtiment à réserver aux coupables de la spécifique extermination des Juifs. Dans l’immédiat après-guerre les Juifs ne pouvaient que lécher leurs plaies, penser à se reconstruire, à aider les Juifs si menacés en Palestine à édifier un État juif.
Dans les camps de « personnes déplacées » en Allemagne, ils se concentraient sur les innombrables démarches à effectuer pour trouver un point de chute. À l’extérieur de ces camps, les survivants de la déportation étaient confrontés à une autorité rapidement confiée à des Schupos qui ressemblaient comme deux gouttes d’acide à des gardiens des camps d’où eux étaient sortis. À Paris les gardiens de la paix étaient les mêmes que ceux qui avaient rempli le Vel d’Hiv.
Certes à la libération même des camps, il y eut des actes de vengeance mais surtout à l’encontre des Kapos et de ceux qui s’étaient mal conduits; quant aux SS, leur sort était entre les mains des Soviétiques ou des puissances alliées qui voulaient les juger et ne voulaient pas d’exécutions sommaires.
Aba Kovner, résistant juif de Pologne et d’autres comme lui voulaient une vengeance collective contre des SS incarcérés par les Américains et auraient tenté un empoisonnement collectif qui n’aurait abouti qu’à une indisposition digestive. Le projet n’aurait pas eu de suite. Entre 1945 et 1960, aucun criminel nazi n’a été abattu en Allemagne ou en Autriche par un Juif; en tout cas je n’ai pas connaissance d’un cas rendu public.
En 1960 Israël a entrepris et réussi l’enlèvement du maître d’œuvre de la Solution finale à l’ouest et au centre de l’Europe, Adolf Eichmann. Ce n’était pas un règlement de compte mais l’acte nécessaire pour que passe la justice; une justice nécessitant un procès pour l’Histoire où, pour la première fois, les témoins juifs purent s’exprimer nombreux à Jérusalem. Ce procès s’est achevé par la pendaison du coupable; ce qui peut paraître une vengeance bien que la justice israélienne eût donné à Eichmann toute possibilité de se défendre, y compris un excellent avocat allemand. Mais la volonté de justice et non de vengeance israélienne était si évidente que les Israéliens n’ont même pas pris la précaution de prouver qu’ils avaient pendu Eichmann puisqu’ils ne disposent d’aucune photo montrant cette pendaison où Eichmann mort.
En ce qui concerne les vengeurs individuels, Simon Wiesenthal a eu le grand mérite dans les années cinquante de constituer de nombreux dossiers des criminels de l’Est européen et surtout du personnel des camps d’extermination. Il a secoué l’inertie bienveillante allemande et autrichienne mais sans grand succès car, à l’époque, elles protégeaient l’impunité des criminels nazis d’envergure. Quand le Mossad a enlevé Eichmann, Israël n’a pas revendiqué officiellement ce rapt et l’opinion publique l’a attribué à Wiesenthal comme s’il disposait d’une équipe de vengeurs. Ce thème des vengeurs étant particulièrement dramatique et porteur, les journalistes, les romanciers, les scénaristes de films s’en sont emparés, la fiction dépassant la réalité. Nous nous sommes heurtés à cette fiction, nous qui retrouvions les criminels grâce au service de renseignement des PTT et qui ne les retrouvions pas au fond d’une jungle préparant un holocauste nucléaire mais recyclés en Allemagne à des postes honorables. Je donnerai un seul exemple : le chef de la Gestapo de Paris en 1943, le capitaine SS Heinrich Illers, rue des Saussaies, faisant partir le Train de la Mort vers Dachau sans eau et l’ultime train de déportés résistants malgré les accords Nordling – Von Choltitz. Illers n’avait pas été identifié par la justice militaire française; nous l’avons retrouvé en compulsant les annuaires de magistrats, sachant que les responsables à des niveaux élevés de la police allemande étaient docteurs en droit ou en lettres. C’était en 1972, le SS – Hauptsturmführer Heinrich Illers était président de la chambre du tribunal des affaires sociales du Land de Basse-Saxe à Celle et spécialiste des problèmes de victimes de guerre! Je pourrais multiplier ce genre d’exemples.
Il est vrai que nous avons repéré, démasqué, identifié en Amérique du Sud Klaus Barbie sous l’identité de Klaus Altmann; mais ce fut un coup de chance. En tout cas la différence entre nous et Wiesenthal est la différence de méthodes : nous sommes toujours allés sur place en confrontation avec les sociétés politiques qui protégeaient les criminels, Beate dans les dictatures d’Amérique du Sud : la Bolivie (Barbie), le Chili (Walter Rauff), le Paraguay (Mengele), en Syrie (Brunner); nous y avons connu les arrestations, les expulsions et, pour obtenir en Allemagne le jugement de Lischka, Hagen et Heinrichsohn, nous et nos amis avons connu les procès et la prison. Nous avons finalement obtenu ce que nous recherchions : la véritable victoire que représentait à Cologne en 1980 la condamnation des pères criminels par leurs enfants, c’est-à-dire par un jury d’Allemands de moins de 45 ans confronté à de respectables criminels de 70 ans. La vengeance, nous ne pouvions y penser que dans une perspective de désespoir c’est-à-dire d’impossibilité de parvenir à la justice; c’est cette vision de criminels abattus par des vengeurs venus de France que nous avons imposée comme moyen de pression sur l’Allemagne quand, en 1973 en plein centre de Cologne, j’ai mis un revolver sur la tempe de Lischka qui, lui, était armé mais n’a pas eu le temps de se défendre. Quant à moi, j’ai réussi à passer la frontière une fois ma démonstration faite. Ainsi la menace de la vengeance a-t-elle servi à l’avènement de la justice quand le Parlement allemand a fini par voter en 1975 la ratification de la convention judiciaire permettant le jugement en Allemagne des criminels nazis ayant sévi en France et condamnés par contumace par la justice française.
En France la vengeance s’est abattue sur Bousquet, chef de la police de Vichy, mais c’était l’acte d’un déséquilibré non-juif avide de publicité et qui déjà avait fait une tentative pour pénétrer dans la prison de Barbie à Lyon pour l’empoisonner. Autre cas : Joachim Peiper, un officier SS, responsable du meurtre de soldats américains, condamné en Allemagne. Ayant effectué sa peine, il avait choisi de vivre en France, dans la Haute Saône et les anciens résistants de la région de Vesoul ne l’ont pas supporté.
Conclusion : les Juifs n’ont pas cherché à se venger : il n’y avait pas de commune mesure entre la Shoah et la mort imposée sans jugement à un criminel. Les Juifs ont cherché la Justice.