Je voudrais partir du film documentaire Petite fille de Sébastien Lifshitz qui date de 2020. Il raconte l’histoire de Sasha, un petit garçon qui voulait devenir une fille. Le film a provoqué des réactions notamment d’un collectif de médecins et d’intellectuels, l’Observatoire de la Petite sirène, qui dénonce des discours idéologisés à l’égard des enfants. On y découvre un phénomène qu’on appelle la dysphorie de genre. Est-ce un concept nouveau et pouvez-vous nous expliquer ce que cela veut dire ?
La « dysphorie de genre » désigne tout simplement une souffrance ou un malaise lié à son propre genre, donc le fait de se sentir mal dans sa peau de garçon ou de fille, d’homme ou de femmes. Ce n’est pas un concept nouveau, cela a toujours existé à toutes les époques et dans toutes les cultures. Certaines cultures traditionnelles ont englobé ces personnes avec plus ou moins d’accueil et d’acceptation – je pense par exemple aux cultures tahitienne ou indienne dans lesquelles ces incongruités de genre ont trouvé une place, parfois même une place sacrée.
Dans nos contrées, l’incongruence de genre a été rangée du côté des maladies mentales sous la dénomination de transsexualisme. Le changement se devait alors d’être radical : il s’agissait de « changer de sexe » avec une aspiration à un oubli absolu et définitif de l’identité antérieure par le moyen de transformations hormonales et chirurgicales. Le changement d’état civil ne pouvait s’opérer que si la métamorphose était totale, réussie, vraisemblable socialement et accompagnée d’une stérilisation définitive. Bien des hommes concernés se sentant mal dans leur corps d’homme (le transsexualisme féminin n’existait alors que très rarement) aspiraient ainsi à une transformation drastique quitte à aller vers un stéréotype de « femme femme », comme Marylin Monroe joue elle-même une caricature de femme, une femme fatale dans toute sa splendeur.
Ce qui change aujourd’hui, dans nos sociétés démocratiques individualisées, c’est que la différence des sexes s’inscrit dans une dialectique qui n’est plus la même : depuis un siècle, un vaste chantier s’est ouvert sur la question de la naturalité du genre, sur le rapport du genre avec le sexe, avec l’anatomie, avec le corps, et sur les rapports sociaux de genre masculin et féminin, au moment où le mariage homosexuel et l’homoparentalité bousculent les cartes de la répartition « naturelle » des rôles dans la famille.
On va vers plus de fluidité dans les représentations du masculin et du féminin – ces adjectifs même deviennent beaucoup plus incertains. Ceci donne à la question de la dysphorie de genre un aspect nouveau : l’aspiration à la transformation est plus variée puisqu’on peut choisir son genre de mille façons, sans nécessairement avoir une trajectoire aussi drastique de l’homme vers la femme et de la femme vers l’homme, mais aussi parmi les quantités d’états intermédiaires devenus enviables et habitables. L’autre grand changement est la transformation de la femme vers l’homme, qui devient bien plus présente, voire supérieure à la transformation du masculin vers le féminin.
Et ça, le fait que ce ne soit plus à sens unique, vous le percevez comme le signe d’une évolution qui marque un changement dans l’état d’acceptation de la société ?
Ce qui a changé dans nos sociétés, c’est d’abord la notion d’individu. L’individu est aujourd’hui beaucoup plus prométhéen, dans le sens où il se fabrique lui-même, il se choisit lui-même et forge son propre destin. Les jeunes ont maintenant bien plus qu’avant à choisir comment ils vont construire leur existence, et les conditions de cette invention de soi-même. Par ailleurs, ce chantier du genre le fait apparaître de plus en plus comme une construction, et de moins en moins comme un état de nature. La phrase la plus percutante du siècle dernier nous vient de Simone de Beauvoir lorsqu’elle déclare « On ne naît pas femme, on le devient », sentence qui est devenue un catéchisme universel que nul ne songe plus à remettre en question.
Bien sûr elle entendait par là qu’on ne naît pas femme au sens où chaque culture détermine ce qui relève du masculin et du féminin, et vous amène à vous forger selon ses préceptes, mais si l’on prend cette phrase au pied de la lettre, on peut à juste titre se demander s’il faut naître avec un vagin et un clitoris pour devenir femme !
Oui, si on prend cette phrase au sens littéral…
De fait, de plus en plus de jeunes prennent cette assertion au sens littéral : « On ne naît pas, on devient ». Les jeunes sont dans une dimension un peu nietzschéenne de l’existence « Deviens ce que tu es », et donc ils ont à se fabriquer, ils doivent devenir ce qu’ils se sentent être, ou en tout cas ils le conçoivent ainsi, y compris sur le plan de leur identité de genre.
Moi je ne porte aucune forme de jugement moral, je ne me situe pas au niveau du bien et du mal. Je constate que ça existe, que de plus en plus de jeunes s’emparent de cette question et viennent nous consulter pour avancer dans leur démarche. J’entends ce qui les anime, j’entends leur souffrance et j’essaye de cheminer avec eux vers moins de souffrance et plus d’acceptation. Et je constate aussi cette espèce de raz-de-marée aujourd’hui chez des jeunes et des moins jeunes pour conformer leur corps, leur destin, leur inscription sociale en fonction de ce qu’ils souhaitent devenir.
N’est-ce pas formidablement angoissant d’avoir cette responsabilité de se fabriquer soi-même ?
C’est peu de le dire, évidemment c’est très angoissant. On voit d’ailleurs que la clinique des jeunes et des adolescents a changé, on est moins dans des problématiques liées à la culpabilité et beaucoup plus dans des problématiques liées à l’angoisse de ne pas y arriver, de ne pas parvenir à être cet individu idéal qu’on vous somme d’être aujourd’hui.
Vous avez employé l’expression de « raz-de-marée ». Cette remarquable augmentation chez l’enfant et l’adolescent résulte-t-elle, selon vous, d’un effet d’ajustement parce que devient possible quelque chose qui ne l’était pas, ou s’agit-il d’un phénomène qui dépasse de loin ce qu’on avait pu imaginer, à savoir qu’il y aurait beaucoup plus de gens concernés par l’incongruité de genre ?
Pour qu’on puisse se représenter quelque chose et pour que ça existe, il faut que ce soit visible et qu’on puisse s’identifier à des modèles. Ceci est vrai pour des tas d’autres questions. Il s’est passé la même chose il y a quelques dizaines d’années avec l’homosexualité. Jusque dans les années soixante-dix, l’homosexualité était totalement invisible, n’avait aucune existence dans l’espace social comme figure d’identification. Bien sûr, depuis toujours, des personnes avaient des pratiques homosexuelles, mais ce n’était pas une identité sociale acceptable ni visible. Le formidable mouvement d’émancipation des sexualités n’a pas juste consisté à dire qu’il y avait des hommes qui couchaient avec des hommes et des femmes avec des femmes, mais surtout à affirmer qu’ils étaient des citoyens comme les autres et non des malades, des pervers ou des déviants. Que ce sont des personnes qui peuvent cohabiter dans l’espace public avec l’ensemble des autres personnes au même titre qu’elles et avec les mêmes droits. Ce moment de visibilité, qui s’est produit finalement en très peu de temps, a fait qu’on pouvait être Maire de Paris, acteur, artiste, citoyen lambda et vivre au grand jour son homosexualité et même, avec l’évolution de nos sociétés, vivre en couple, se marier, fonder une famille, etc. Et la grande peur qui a accompagné cette visibilité homosexuelle était celle de la « contagion », que cela allait créer des vocations chez des tas de jeunes qui ne se seraient pas posé la question sans cela. Je crois que pour la question du genre, la question est en train de se poser dans les mêmes termes. Mais je ne pense pas qu’on va créer des vocations de transidentité, simplement cela va révéler, et d’ailleurs que cela révèle déjà chez beaucoup de jeunes, un questionnement ou un malaise autour de cette question.
Justement, chez les jeunes que vous voyez en consultation, comment le psychiatre que vous êtes situe-t-il ce qui relève d’une vraie détresse face au genre de naissance et ce qui relève d’un mal-être plus global fréquent chez l’enfant et l’adolescent, d’une envie d’être quelqu’un d’autre ? Et en sous-entendu, puisque le but est que l’enfant ou l’adolescent aille mieux, comment s’occupe-t-on du « bon » malaise ?
La seule façon de le faire, c’est de prendre du temps, et c’est tout ce que nous demandons. Que l’adolescent, s’il le souhaite, puisse prendre du temps pour entamer avec quelqu’un une réflexion sur lui, sur son histoire, sur son corps, sur ses angoisses, sur ses identifications, sur ses réseaux sociaux, qu’il puisse trouver une zone de neutralité et de bienveillance avec des psys qui connaissent cette question.
Maintenant, reprenons ce dont vous êtes parti, le film Petite fille, parce qu’effectivement, bien des choses sont parties de là. Ce film est, pour moi, devenu une catastrophe, car le montage du film et la façon dont on condense en une heure de documentaire une trajectoire qui dure des années créent des effets de courts-circuits qui peuvent paraître intolérables. En cela, je suis d’accord avec ceux qui se sont indignés en voyant ce film : il est intolérable de voir un enfant de 8 ans qui a envie de porter des robes et faire de la danse se faire attribuer en deux coups de cuiller à pot un diagnostic psychiatrique, et prédire un destin de transidentité. En plus un enfant dont on n’entend quasiment pas la parole dans le film. Ce film est pain béni pour des gens qui ne connaissent pas la prise en charge de ces enfants pour hurler qu’on est en train de massacrer des enfants innocents. Sauf que ce n’est absolument pas ainsi que ça se passe dans la réalité. Là où j’en veux aux psys et non-psys de la Petite Sirène que vous avez cités, c’est qu’ils ne connaissent rien de la façon dont sont pris en charge ces enfants et ces adolescents. À partir d’un film, ils ont prononcé toute une série de déclarations de guerre, sans prendre la peine de venir voir dans nos services comment se passe réellement la prise en charge de ces enfants et adolescents. Or il est très clair qu’on n’opère pas des enfants, qu’on ne donne pas d’hormones aux enfants, qu’on ne prédit pas leur avenir avec un diagnostic.
Cette médicalisation ne risque-t-elle pas aussi de servir à « dédouaner » la société qui tend parfois à hypergenrer les comportements attendus des enfants (tu veux porter une robe, tu es une fille ; tu veux faire de la moto, tu es un garçon) ? Ne faudrait-il pas en même temps modifier le regard et les attentes de la société envers les enfants ?
Cela va tout à fait dans le sens de ce que je pense. Parce que, pour en revenir aux enfants, je crois qu’il ne faut surtout pas diagnostiquer les enfants : il faut laisser les enfants jouer. La vie d’un enfant se doit d’être une aire de jeu et un terrain d’expérimentation. Donc un petit garçon qui a envie de porter une robe, de faire de la danse ou de se faire des couettes, je pense que c’est un enfant qui joue, tout comme le petit garçon d’à-côté joue au foot ou à la bagarre. Tout ça, c’est du jeu avec simplement des enfants différents qui habitent l’espace du jeu différemment. Plus on permettra aux enfants des diversités de jeu et des diversités d’acceptation de l’autre à travers le jeu, plus on véhiculera des messages d’acceptation, plus on évitera des problèmes par la suite.
Vous avez certainement entendu parler de ces deux petits garçons de 4 et 6 ans qui, en juin dernier, ont voulu aller en jupe dans leur école de Tours et qu’on n’a pas laissés entrer en classe. J’imagine déjà ce que ça a dû représenter pour les parents que d’accepter que ces petits garçons portent des jupes pour aller à l’école, et on peut s’interroger sur le « danger » que ces enfants représentent alors pour l’école au point de se faire virer.
La prise en charge de ces enfants est une prise en charge globale, donc c’est aussi une prise en charge sociale. Nous allons dans les écoles rencontrer les éducateurs pour faire en sorte que ce malaise de l’enfant ne devienne pas un processus de harcèlement et de bouc-émissarisation qui alors redoublerait la souffrance de l’enfant. Notre travail n’est pas de nous jeter sur les enfants pour leur faire des injections, pas du tout. C’est au contraire de permettre à la famille, à l’enfant, à l’école, à l’environnement social, de rendre la vie de cet enfant acceptable.
Jusqu’à ce qu’il atteigne sa majorité où alors pourraient éventuellement s’enclencher d’autres processus, c’est ça ?
Absolument. Éventuellement, chez l’enfant qui commence sa puberté et qui est dans une souffrance insoutenable, qui ne supporte pas la mue de la voix, l’apparition des poils, des seins, des règles, etc. et qui vit tout cela comme une dévastation intérieure, alors il est possible d’envisager de bloquer la puberté, c’est-à-dire de la retarder d’un an ou deux – c’est quelque chose que l’on pratique dans des tas d’autres situations comme les problèmes de croissance. Ceci pour permettre à cet enfant de sortir de l’angoisse, des tentatives de suicide, des scarifications, parce que c’est bien de ça que nous parlons, et donc de laisser un peu de temps à l’enfant de 12-13 ans pour lui permettre de se projeter dans l’avenir, de continuer à se choisir. Mais ceci est loin de concerner tous les enfants que nous voyons, cela représente environ dix pour cent à l’hôpital. Or c’est autour de ces bloqueurs de puberté que la polémique s’est déchaînée, en disant qu’on médicalisait des enfants alors même que le consentement de l’enfant en tant que tel pose question. Compte tenu du recul qu’il y a par rapport aux bloqueurs de puberté dans des situations très différentes et du fait que toute la littérature médicale internationale montre que cela apporte un mieux-être à ces enfants, je ne vois pas l’intérêt d’arrêter cette pratique quitte à laisser les enfants dans une souffrance qui leur est insoutenable.
Entendons-nous bien : on ne parle pas d’annuler la puberté mais de la retarder pour un temps défini ?
Oui, cela bloque provisoirement la puberté qui, ensuite, reprend tout à fait normalement.
La question du consentement est effectivement la grande question qui agite ce débat : un enfant ou un jeune adolescent est-il capable de donner un consentement libre, plein et entier lorsque le processus implique une intervention ? À quel âge ce consentement est-il acquis ?
Le problème est que, pour l’instant, il n’existe aucune règle par rapport à ça : si un chirurgien dans son coin décide, avec l’accord des parents, d’opérer un enfant de 14 ans, il peut le faire, personne ne le lui interdit. C’est pourquoi nous demandons des préconisations très précises de la Haute autorité de santé, des ARS, des ministères et des différentes instances, ce qui est en train de se faire.
En ce qui concerne les opérations chirurgicales, je pense qu’elles ne sont pas souhaitables avant l’âge de 18 ans. Et d’ailleurs ça ne se fait quasiment pas. Il existe des situations à partir de 16 ans, concernant non pas le génital mais uniquement la poitrine, où il peut y avoir des mesures d’exception parce que la souffrance de la dysphorie concernant la poitrine est trop forte – ceci demeure rare et se discute au cas par cas.
À 16 ans, on n’est plus tout à fait un enfant même si on n’est pas tout à fait un adulte – le consentement sexuel est acquis à 15 ans, de 16 à 18 ans on peut conduire avec un adulte à côté, la question du droit de vote à 16 ans revient régulièrement, etc. Donc le plus compliqué concernant les décisions chirurgicales et hormonales, c’est cet âge de 16 à 18 ans. Mais dans tous les cas, jusqu’à 16 ans, on ne fait rien.
Concernant les hormones, il apparaît là aussi éminemment préférable de commencer un traitement hormonal à 18 ans, parce qu’on a affaire à un adulte, que la question du consentement ne pose plus problème et donc, sur le plan éthique, c’est plus confortable. Cela dit, au cours de cet âge charnière de 16-17 ans, il peut y avoir des expressions de souffrance terribles et des risques suicidaires très forts, alors cela peut être possible.
En tout cas, tout ça se discute en équipe pluridisciplinaire, les « réunions de concertation pluriprofessionnelles » dans lesquelles siègent chaque mois des psychiatres, des chirurgiens, des éthiciens, des endocrinologues, des pédiatres, des gens qui s’occupent de procréation, des associations et parfois même des philosophes. Ce sont des lieux de discussion où chaque cas est discuté individuellement et où une décision collégiale est prise pour chaque situation.
Si j’ai bien compris, ce que vous demandez, c’est, d’une part des régulations et des protocoles pour encadrer les pratiques et protéger l’enfant, d’autre part qu’on vous laisse du temps ?
Absolument, il est indispensable de prendre le temps. Il est intéressant d’observer que bien des petits enfants qui adoptent le comportement de l’autre sexe ne s’inscrivent pas par la suite dans une dynamique de transidentité.
Beaucoup sont plutôt dans une simple question d’orientation sexuelle et deviennent plus tard des personnes homosexuelles tout à fait épanouies. C’est pour ça qu’il faut attendre avant de porter un diagnostic de transidentité chez un enfant.
Propos recueillis par Antoine Strobel-Dahan
À lire de Serge Hefez :
– Transitions. Réinventer le genre, Calmann-Lévy, 2020
– D’où je viens, le petit livre pour parler de la famille, Bayard jeunesse, 2019
– La fabrique de la famille, Kero, 2016