Palais de justice de Paris, mercredi 5 avril, midi. Annette Lévy-Willard s’avance à la barre. Elle raconte “une scène de guerre” et de “panique absolue”. Le soir du 3 octobre 1980, elle fut l’une des premières journalistes à se rendre sur les lieux de l’attentat de la rue Copernic. Quarante-trois ans après les faits, l’ancienne journaliste de Libérationtémoigne au procès devant la Cour d’assises spéciale de Paris.
Il est 18h35, un soir de shabbat, lorsqu’une bombe explose devant la synagogue de cette rue huppée du XVIearrondissement. Le bilan est lourd : quatre morts et des dizaines de blessés. Parmi les victimes, on trouve une journaliste israélienne à Paris, un jeune homme à moto, le chauffeur d’une famille qui participe à l’office dans la synagogue, ainsi qu’un concierge de l’hôtel Victor-Hugo situé non loin des lieux du drame. Le soir-même, le Premier ministre de l’époque, Raymond Barre, s’illustre par un triste dérapage à la télévision : il évoque “un attentat odieux qui voulait frapper les Israélites qui se rendaient à la synagogue et qui a frappé des Français innocents qui traversaient la rue Copernic”. Des paroles qui heurtent profondément la communauté juive.
Après avoir rapidement écarté la piste de l’extrême droite, l’enquête judiciaire se tourne vers le Moyen-Orient et le Front populaire de libération de la Palestine – Opérations spéciales (FPLP-OS). Les investigations durent des années jusqu’à l’arrestation d’un homme en 2008 : Hassan Diab, un professeur de sociologie libano-canadien résidant à Ottawa. Six ans plus tard, il est incarcéré en France. Mais, coup de théâtre en 2018 : la cour ordonne un non-lieu et il est libéré. Une décision infirmée en 2021 par la chambre de l’instruction. Près de quarante-trois ans après les faits, le procès s’est donc ouvert ce lundi 3 avril. Une ombre plane pourtant sur le Palais de justice de Paris : le principal suspect a refusé de comparaître. Tenou’a a rencontré Annette Lévy-Willard qui a enquêté pendant plus de trente ans sur cet attentat – le premier à avoir visé les Juifs de France depuis la Seconde Guerre mondiale.
Raymond Barre, le Premier ministre, avait tenu des propos polémiques, en faisant une distinction entre les “Israélites” et les “Français innocents”. Comment ces mots avaient été accueillis dans l’opinion publique française à l’époque ?
C’était très étrange. Nous, ce soir-là, on était allés sur les lieux de l’attentat qui étaient très impressionnants, très choquants. Toute la rue était dévastée. C’était une explosion d’une force incroyable. J’avais vu des gens morts par terre, c’était très impressionnant. Je rentre au journal, on prépare des papiers, je raconte cela et on entend Raymond Barre qui dit : “Un attentat qui visait des Israélites se rendant à la synagogue et qui a frappé des Français innocents”. La chose bizarre c’est que personne ne réagit à ce qu’il dit. Or, il dit ce soir-là ce qui a été dit pendant toute la période de Vichy et de l’Occupation. Il y a d’un côté les Français et de l’autre côté les Juifs. Comme si les Juifs n’étaient pas des Français. C’était le vieux cliché antisémite du temps de la collaboration, du temps du pétainisme. Nous à Libération, en l’occurrence Serge July, d’autres et moi, on se dit : “Mais qu’est-ce qu’on vient d’entendre ? C’est invraisemblable”. Nous sommes les seuls à remarquer à quel point c’est scandaleux. Du coup, on va mettre en Une : “Nous sommes tous des Juifs français” – c’était formidable. Et le lendemain, tout le monde a rebondi sur l’histoire de Raymond Barre. Cela lui a été reproché toute sa vie. Raymond Barre, jusqu’à la fin de sa vie, a dû se défendre. Il a dit que c’était un lapsus, qu’il n’avait pas dit cela, mais c’était une déclaration qu’il a faite publiquement, donc il n’y avait même pas de discussion.
Ce qu’il faut voir, c’est qu’après Copernic, les Français ont été choqués. 475 députés de l’Assemblée Nationale ont unanimement voté pour suspendre la séance de l’Assemblée afin de participer à la manifestation du mardi 7 octobre 1980 (contre le racisme et l’antisémitisme). C’est une unité nationale comme on n’en avait pas vu depuis la dernière guerre mondiale, qu’on ne verra pas avant longtemps – on l’a vu ensuite pour Charlie. On avait retrouvé cette unité nationale et républicaine contre le terrorisme.
C’était un tournant absolu de 1980, un moment important de mobilisation. Valéry Giscard d’Estaing, le président de l’époque n’est pas rentré de la chasse. Il [le gouvernement] n’a pas compris l’importance de la chose, ce qui avait alors complètement choqué les Français.
Comment la communauté juive a-t-elle réagi ?
La communauté juive a réagi à chaud. Les Juifs ont retrouvé les réactions de peur du ghetto, d’être isolés, de ne pas être des Français comme les autres. Mais par la suite, quand ils ont participé aux manifestations énormes, à la mobilisation générale contre l’antisémitisme et contre le racisme, ils ont surmonté cette réaction de terreur face à l’antisémitisme. Ils ont compris que ce n’était pas l’extrême droite classique, mais que cela venait du conflit au Proche-Orient. Cela avait d’autres racines. Les terroristes n’étaient pas d’extrême droite française. C’était des gens venus du Liban, du Yémen. Ils ont compris qu’il ne s’agissait pas d’un antisémitisme français.
Pensez-vous que ce procès peut apporter un apaisement aux victimes, aussi longtemps après les faits et sans la présence du principal suspect ?
C’est très important de ne pas oublier. Même si l’accusé n’est pas là, même si l’accusé est condamné mais pas extradé. Il a déjà fait de la prison en France, il a été extradé une première fois.
Il faut rappeler quelque chose de complètement exceptionnel : les enquêteurs français, la police, la DST (Direction de la surveillance du territoire – service de renseignement intérieur), la brigade criminelle n’ont jamais arrêté de travailler pour trouver les auteurs de ces crimes. Jamais. Donc il faut absolument rendre hommage à ce système français. Micha Shagrir (le mari d’Aliza Shagrir, journaliste israélienne victime de l’attentat) le dit dans l’interview qu’il m’a donné en octobre 2013 pour Libération : “J’ai été très impressionné par la détermination des services secrets français qui n’ont jamais abandonné”. Cela donne effectivement confiance en la justice française, en l’État français. Il dit cela, à quel point lui ça lui fait du bien de penser que la justice ne lâche pas.
Le procès rend hommage aux victimes, à l’État français, à la mobilisation, qui était quand même exceptionnelle, des Français contre le racisme et l’antisémitisme. Après la dernière guerre mondiale, vous aviez un demi-million de personnes qui manifestaient contre le racisme et l’antisémitisme, des gens de droite comme Simone Veil, des gens de gauche comme Mitterrand, 475 députés de l’Assemblée nationale…Tout cela était un moment d’unité nationale contre le racisme et l’antisémitisme. Rappeler cela fait du bien.
Propos recueillis par Lucie Spindler