Je tiens à vous remercier pour cette convocation à venir témoigner devant vous.
Je souhaite débuter mon propos par deux réflexions, si vous m’y autorisez.
La première concerne le sens même du « témoignage ». Un témoin c’est en principe quelqu’un qui a été présent lors d’un évènement unique ou inédit, qui s’est tenu au jour J dans un lieu précis et qui raconte sa vision directe d’une situation qu’il a vécu, ou vu de ses propres yeux.
Mon témoignage devant vous cet après-midi est évidemment d’un autre ordre. Je n’étais pas dans l’épicerie de l’Hypercacher ce vendredi 9 janvier 2015. Non : au moment où les forces de l’ordre donnait l’assaut pour tenter de libérer les otages, j’étais dans ma synagogue, en train de me demander s’il était possible ou irresponsable de débuter l’office de shabbat devant des fidèles terrorisés, qui se demandaient dans quelle réalité nous avions basculé et s’ils pourraient encore à l’avenir emmener leurs enfants à la synagogue, à l’école ou faire des courses dans un magasin cacher.
Je n’étais donc pas sur place mais c’est tout de même en tant que témoin que j’aimerais m’adresser à vous pour que nous pensions ensemble de quoi est faite notre histoire nationale, et collective : de la nécessité de nommer les choses, y compris de celles qui nous terrorisent. Aujourd’hui je voudrais témoigner devant vous de ce que produit la haine des juifs dans une société. Ce qu’elle a raconté à travers l’histoire, ce qu’elle a raconté évidemment ce 9 janvier 2015, et ce qu’elle continuera de raconter si on n’est pas capable de la nommer distinctement.
Avant de vous en parler, je voudrais ajouter un deuxième point et dire un mot sur la date d’aujourd’hui et l’étrange hasard des calendriers et des convocations de nos vies. Il se trouve que dans le calendrier juif, nous sommes cette semaine au cœur même d’un moment particulier qu’on appelle les « Jours redoutables », le temps qui sépare très précisément le nouvel an juif, Rosh Hashana, de la fête de Yom Kippour, le Grand pardon tel qu’il est souvent nommé. Je vous prie de m’excuser de cette petite parenthèse de théologie (certains trouveront peut-être qu’un tribunal laïc n’est pas le lieu d’une telle interprétation) mais je ne peux pas m’empêcher de penser à l’écho étrange que le temps judiciaire offre à mon temps religieux.
La tradition juive affirme que cette semaine, chacun d’entre nous est convoqué devant un tribunal, non pas une cour d’appel de Paris, mais un tribunal intérieur qui exige de nous de juger nos actes, de regarder notre passé en face et penser nos erreurs. Alors, quand vous m’avez demandé de venir apporter ici mon témoignage, je me suis immédiatement dit qu’il n’y avait pas d’autre endroit où je devais me tenir à cet instant et qu’il fallait que je vienne ici vous dire ce qu’ont été nos « jours redoutables », ceux que nous avons tous vécu ensemble en janvier 2015, mais que nous n’avons peut-être pas tous vécu exactement de la même manière.
Je me souviens du récit des survivants de l’attaque qui racontaient en détail comment un assassin avait semé la mort au rez-de-chaussée de l’épicerie et comment, au même moment, au sous-sol du magasin, cachés dans des chambres froides, des otages tentaient de survivre.
Je me souviens du témoignage de l’une de ces otages, Zarie Sibony, qui racontait de façon bouleversante comment elle avait fait le lien entre ceux qui se trouvaient en haut et ceux qui se trouvaient en bas. Et je vous jure que quelque chose dans son témoignage m’a changé à tout jamais.
J’ai pensé à une prière solennelle qu’on recite chaque année précisément à Yom Kippour. Cette prière commence par ces mots : « biyeshiva shel mata ou viyeshiva shel mata », ce qui signifie : « Vous vous tenez devant le tribunal d’en bas et devant le tribunal d’en haut ». Bien sûr, ces mots font référence à la justice des hommes et à une justice céleste… mais, depuis le 9 janvier 2015, je ne cesse de penser à ce qui lie à tout jamais ceux qui étaient en haut et ceux qui étaient en bas dans l’Hypercacher ce jour-là… Et au-delà d’eux, à la façon dont cet évènement continue de réverbérer, de résonner pour beaucoup d’entre nous, bien au-delà d’un simple « acte criminel ».
Car, vous vous en doutez, la question que pose cette attaque réverbère à l’infini. Elle ne tolère jamais une seule réponse et elle reste à jamais partiellement mystérieuse. Elle peut se résumer en trois mots, trois mots seulement : « POURQUOI LES JUIFS ? »
Cette question, on l’a posé des milliers de fois dans l’Histoire. En tant de circonstances, des gens de bonne foi se sont demandé pourquoi les Juifs, toujours les Juifs, faisaient l’objet de cette haine, comme s’ils agissaient en paratonnerre éternel d’une rage qui ne faiblit pas.
Il y a même des centaines de blagues juives sur ce sujet, qui osent se demander avec humour : pourquoi nous ? pourquoi toujours nous ?… Me vient en tête, par exemple, un dessin humoristique que vous connaissez peut-être : on voit une pancarte sur une boutique où il est écrit : « Interdit aux Juifs et aux cyclistes »… et un passant devant la boutique demande : « Ah bon, mais pourquoi aux cyclistes ? » comme si, pour les Juifs, la réponse était évidente, ou ne valait pas d’être interrogée. Comme si cette haine constituait une norme, ou un fait immuable.
Certains chercheront des explications géopolitiques, psychanalytiques ou théologiques… D’autres diront que tout vient de cette fameuse notion totalement incompréhensible et fantasmée de « peuple élu ». J’ai toujours en tête ce jeu de mot de Pierre Dac qui disait, avec beaucoup d’autodérision, alors même qu’il était menacé comme juif pendant la guerre : « Si le peuple juif est le peuple élu, alors moi je veux bien qu’on procède à un nouveau scrutin ».
Pardon de cet humour noir qui est toujours, à travers l’histoire, l’arme des vulnérables, des démunis et des impuissants… le rire est ce qui reste à celui à qui on a tout retiré.
Pourquoi les Juifs ?
Personne ne peut répondre à cette question. À part un assassin qui entre dans une épicerie cachère le 9 janvier et qui semble le savoir très bien. Et il le dit même à ses otages quand ceux-ci demandent pourquoi eux, il répond : « Mais enfin, vous êtes juifs, vous savez pourquoi je suis là ».
Alors bien sûr il évoque la Palestine ou le Proche-Orient ou que sais-je encore… comme si une épicerie cachère était une ambassade. Évidemment, on aurait tort d’y chercher une logique.
On s’en est pris aux Juifs à différentes époques au nom d’une chose ou d’une autre, pour une cause ou son opposé… et on a reproché aux juifs, vous le savez, tout et son contraire… On a dit qu’ils étaient trop riches ou trop pauvres, qu’ils étaient trop capitalistes ou trop bolcheviques, trop bourgeois ou trop révolutionnaires, qu’ils avaient inventé le féminisme et le patriarcat, qu’ils menaçaient le système ou qu’ils étaient le système, qu’ils étaient trop cosmopolites ou au contraire trop nationalistes… on a dit tout et son contraire, car le propre de l’antisémitisme est sans doute sa plasticité, sa capacité à muter dans la bouche des uns et des autres, pour servir toujours la haine de celui qui l’énonce. Et pour servir aujourd’hui le fanatisme religieux et l’endoctrinement islamiste, comme il a servi d’autres idéologies criminelles avant lui.
Et le point commun entre tous ceux qui l’énoncent est simple : à leurs yeux, les Juifs sont toujours accusés d’être des agents polluants, contaminants… d’avoir perverti la nation ou les esprits, d’avoir pollué les puits au Moyen-Âge ou la terre d’islam à l’époque contemporaine, les corps, les idées, les textes sacrés ou que sais-je encore. Et quiconque devient obsédé par la pureté, c’est à dire quiconque tombe dans la menace fanatique, a de grandes chances de cocher vite la case de la rhétorique antisémite et verra dans le Juif, fantasmera le Juif comme celui qui l’empêche d’atteindre son idéal.
Et voilà comment on parvient peut-être à voir en un homme qui se dépêche de faire ses courses de shabbat, qui se souvient d’acheter du pain pour sa famille, et qui se rend au commerce le plus proche de chez lui, un ennemi à abattre, un homme qui n’en est plus un, dans l’aveuglement criminel de celui que la haine ronge.
Et ne pas nommer cette haine, c’est non seulement insulter la mémoire des victimes mais, surtout, nous rendre aveugles à notre histoire et nous assurer ainsi qu’elle se répètera encore et encore.
Je suis née dans les années soixante-dix. Dans mon enfance, je pensais avec une immense naïveté que les millions de morts du nazisme protégeraient notre génération d’une autre déferlante antisémite. J’ai pensé naïvement que le monde avait compris, ou nous immunisait contre cette deshumanisation de l’autre.
Et puis il y a eu 1980, l’attentat à la synagogue de la rue Copernic,
Et puis il y a eu 1982, l’attentat de la rue des rosiers,
Et puis il y a 1990, la profanation du cimetière de Carpentras,
Et puis 2006, et l’assassinat d’Ilan Halimi,
Et 2012, celui de Jonathan Sandler , Gabriel et Arié, et Myriam Monsonego…
Et Sarah Halimi et Mireille Knoll, et bien d’autres que je ne veux pas oublier…
Et tous ceux-là, comme ceux qui nous convoquent aujourd’hui parce qu’ils faisaient leurs courses le 9 janvier 2015, nous disent qu’il nous faut pouvoir simplement énoncer cette vérité atroce : Philippe Braham, Yohan Cohen, Yoav Hattab et François-Michel Saada sont morts parce qu’ils étaient juifs.
Et les mains qui les ont assassinés, ou qui ont permis leur assassinat, partagent un langage et un univers mental qui nous menacent tous. Pas juste les Juifs, mais tous.
Car cela a été dit mais il ne faut jamais cesser de le répéter : nommer l’antisémitisme ne sert pas à faire justice aux Juifs. L’enjeu n’est pas de les apaiser ou de se soucier simplement de leur sécurité. Il s’agit de penser une constante de l’Histoire : l’antisémitisme est toujours et en toute circonstance le premier acte d’une déferlante plus puissante. La violence contre les Juifs est toujours le prélude ou la répétition générale d’une violence qui va s’abattre contre tous, de façon indifférenciée.
L’année 2015 en France en fut la tragique illustration : frapper des journalistes pour ce qu’ils dessinent ou des Juifs pour ce qu’ils sont, puis des passants et toute une jeunesse assassinée quelques mois plus tard.
Je voudrais juste conclure en vous racontant une anecdote très personnelle, un souvenir dont je ne me suis jamais remise.
Quelques semaines après l’attentat de l’Hypercacher, ma fille était alors âgée de 3 ans et elle se passionnait pour les constructions en Lego. Un jour, tandis que nous jouions ensemble, elle m’a dit : « Maman, aide moi à fabriquer une synagogue en Lego ». J’ai trouvé l’idée amusante alors on a construit les murs et les portes. On a placé des bancs et des tables dans la salle de prière miniature et puis ma fille m’a dit : « Maintenant, on n’a plus qu’à y ajouter des personnages ».
J’ai pensé qu’elle allait y placer des fidèles en prières et pourquoi pas une figurine de rabbin. Mais pas du tout. Mon enfant est partie piocher dans la boite de Lego un personnage, une figurine d’un policier armé qu’elle a placée devant l’entrée de notre petite synagogue. J’ai compris alors que, pour elle, qui n’avait jamais connu autre chose, la synagogue est d’abord un lieu protégé par l’armée ou les forces de l’ordre.
Et je me suis pris à rêver qu’il pourrait en être autrement, et que cette construction d’enfant menacée pourrait ne pas raconter l’avenir… mais je suppose que cela ne dépend pas de moi. Cela ne dépend sûrement pas de mon témoignage mais de celui de chacun d’entre nous, si nous décidons de nous construire un autre avenir.