Pour la petite histoire, et si ma mémoire ne la réécrit pas, ce qui serait étrange d’ailleurs, il me semble bien que la séquence consacrée à la psychanalyse dans ce grand et beau colloque devait au départ se nommer « La psychanalyse qui vient » et que j’ai demandé si on pouvait l’appeler « La psychanalyse à venir ». Raphael Zagury-Orly m’a immédiatement répondu oui. Et puis après coup j’ai pensé que c’était vraiment intéressant cette locution « la psychanalyse qui vient » et que « à venir » en est une traduction. Je vais essayer de vous dire ça dans les quelques minutes qui viennent. Ou bien les quelques minutes à venir. Et ce, afin de mettre quelques propositions, pour l’avenir de la psychanalyse également, mais on verra que ça n’est pas tout, en jeu dans notre discussion.
Lire le titre de cette séquence du colloque consacrée à la psychanalyse – « La psychanalyse qui vient » – c’était déjà être en plein dans la pratique comme dans la théorie psychanalytique. C’est-à-dire dans un exercice d’écoute très singulier. Avec des oreilles très singulières. (l’anatomie des psychanalystes est étonnante, leurs oreilles ont des yeux et leurs langues des oreilles. Hélène Cixous, à laquelle j’emprunte a forgé ce néologisme « oroeil » et le verbe en un mot « parlécouter » dit assez bien ce que fait l’écoute analytique je crois. Fin de la parenthèse, nous y reviendrons peut-être tout à l’heure) Écoute singulière, disais-je : c’est qu’il s’agit d’écouter ce qui se dit, bien sûr, mais d’écouter en même temps ce qui ne se dit pas dans ce qui se dit, et d’écouter ce qui dit que ça ne dit pas ceci ou cela, ce qui est dit, ou encore que ce qui est dit n’est pas ce qui voulait être dit, etc. Vous le sentez immédiatement, c’est vertigineux. Et justement, ce vertige, je tenais à vous en faire entendre quelque chose immédiatement, car dès lors que la parole parle aux oreilles de l’analyste, les choses commencent à se défaire et, à se refaire, à résonner différemment, les certitudes à se dissoudre les identités à voler en éclats, à fondre ou à se compliquer et à s’élargir.
Le titre du jour – première version – aiguise cela : « La psychanalyse qui vient. » Pour y répondre et pour en répondre, il est nécessaire aux oreilles non seulement de prendre à la lettre la phrase, mais encore d’en entendre le multiple qui s’y joue discrètement. Si je disais ce qui me démange, à savoir que tout multiple est déjà l’indice du politique, j’anticiperais sans doute trop, mais je ferais aussi entendre très nettement que notre affaire de psychanalyse à venir est le synonyme, ou quasi, du politique. C’est que la psychanalyse est une pratique de la relation (pour parler comme Glissant, mais on peut aussi bien dire : une pratique des relations), de déplacements, donc de frontières, de refuges et d’accueil. Et j’en reviens ainsi aux vertiges de la langue et des oreilles lorsque résonne « la psychanalyse qui vient ».
En effet, c’est selon la musique de la langue seulement qu’on tranchera. Cette musique est également une manière de ponctuation parce que ce n’est pas la même chose de dire en un mot, par exemple « lapsychanalysequivient » ou bien : « la psychanalyse : qui vient ? ». Mille différences entre ces deux énoncés. La plus immédiate est au moins qu’en un mot on décèle cette affirmation très sereine – trop ? – qu’il y a bien une psychanalyse qui vient et donc un avenir de la psychanalyse.
L’autre est une question : qui vient vers la psychanalyse ? Qui vient faire une analyse ? Et en même temps nous entendons aussi que c’est la psychanalyse qui vient. Qu’elle-même vient. Je dirais en anticipant de nouveau qu’elle ne cesse de venir et donc de devenir.
La psychanalyse qui vient indique le devenir incessant de la psychanalyse. La psychanalyse qui vient ne vient que parce qu’elle devient. Entendre que psychanalyse est le nom d’un mouvement sans fin, sans clôture. Et alors c’est un monde de questions qui nous tombe dessus. Ça tombe bien que ça nous tombe dessus puisqu’on est là pour parler un peu ensemble de cette drôle d’affaire, cette drôle de pratique qu’est la psychanalyse, mais encore cette chose toujours étonnante, surprenante, incalculable, imprévisible, qu’est une psychanalyse. Ces termes, je ne les prends pas au hasard car ce qui tombe, ce qui arrive, ce qui surprend, ce qui est incalculable, ce qui est imprévisible, c’est, je le pense, l’affaire de la psychanalyse.
Et je précise encore : l’accueil de ce qui arrive – quelque chose n’arrive sans doute, ce qui s’appelle vraiment arriver, que pour autant que c’est imprévisible – l’accueil de ce qui vient, c’est justement cela la psychanalyse. Une sorte de définition minimale de la psychanalyse.
Deux choses découlent très vite d’une telle proposition définitionnelle. Je la dis minimale parce que sans cela je crois qu’il n’y a pas de psychanalyse, que sans l’accueil de ce qui vient et (ou, mais) sans le savoir de ce qui vient, de ce qui arrive avec celles et ceux qui viennent ; il n’y a pas, il n’y aurait pas eu et il n’y aura plus de psychanalyse. Mais minimale signifie également qu’à partir de ce point de l’accueil de ce qui arrive, la psychanalyse doit continuer de penser et de se penser, d’élargir son travail à tout ce qui peut venir et qu’elle ne sait pas, à s’inventer.
Encore autrement dit, une psychanalyse qui reculerait devant l’obligation à s’ouvrir à ce qui vient et dont elle ignore tout, une psychanalyse qui ne serait pas capable d’accepter les troubles et les interrogations de ce qui, donc de celles et de ceux qui questionnent son savoir, son épistémologie, ses pratiques historiques et ses théories n’est pas, ne pourra plus être ce qu’aura exigé l’invention de cette chose qui porte le nom de psychanalyse. (J’en parlerai dans une minute) Je crois que la boussole de la psychanalyse à venir, que le devenir psychanalyse de la psychanalyse pourrait très bien être cette phrase de Michaux que je ne cesse de me réciter depuis que je l’ai lue une première fois : « Il faut un obstacle nouveau pour un savoir nouveau. Veille périodiquement à te susciter des obstacles, obstacles pour lesquels tu vas devoir trouver une parade… et une nouvelle intelligence. »
Cette hyper altérité, cette étrangeté de l’étranger qui vient sans réellement laisser le choix quant à sa venue – la psychanalyse a été inventé pour cela – on n’aurait aucun mal d’ailleurs à y entendre une façon de dire et de penser ce que Freud a nommé inconscient. L’étranger dans la maison, dit-on parfois pour le qualifier en rappelant la fameuse blessure narcissique selon laquelle avec la découverte de l’inconscient, le moi n’est plus maître chez lui. Bien sûr je vois là un appel à repenser, démonter, interroger et déclaustrer, pourquoi ne pas dire « décoloniser », bref analyser interminablement tout chez soi supposé, affirmé, revendiqué jusques et y compris la possibilité même de dire « nous », « vous », « chez nous », « chez vous », « chez moi », « chez soi ».
À ce titre-là, au titre de ce minimal-là, je tiens que « psychanalyse » est comme le nom toujours abrégé de ce qui est son nom le plus exigeant « psychanalyse à venir. » Je veux dire qu’il n’y a pas de psychanalyse qui ne soit à venir. Qu’est-ce que ça veut dire, plus précisément ? Eh bien comme je l’anticipais tout d’abord que psychanalyse et politique sont strictement intriquées, liées, on pourrait dire consubstantielles, qu’elles font couple, que l’une ne va pas sans l’autre et qu’à les séparer, on les détruit certainement les deux en même temps. (Ici donc, il y a une inquiétude quant à l’avenir à chaque fois que l’institution se crispe et dogmatise) Psychanalyse est ce qui est obligé par la venue de ce qui vient. Elle est l’obligée de qui vient. Ce qui signifie de n’importe qui, de l’arrivante, de l’arrivant. Il est dans notre aujourd’hui politique, plus urgent que jamais de rappeler cela, cette exigence-là. Et pour le rappeler j’aimerais encore dire un mot de cette histoire extraordinaire qu’est la préhistoire de la psychanalyse si l’on veut. Comme toujours tout tient à une trace, à une lettre. Ici, celle que le 22 décembre 1897 Freud envoya à Fliess, où l’on apprend le nom en plus d’une langue – c’est important au titre du politique de rappeler ce multiple des langues dans la langue, ici le yiddish, langue mineure, langue de survie, langue de combat et de résistance, langue fragile – donc, le nom donc qu’il donne à son élaboration en cours, le tout premier nom de la psychanalyse : dreckologie. En allemand, dreck, c’est la saleté, la crasse. En yiddish, c’est la merde – j’allais ajouter « bien sûr ».
Ce qui confirme que la psychanalyse est sollicitée par ce devant quoi on préfère détourner le regard voire fermer les yeux et se boucher les oreilles : le petit, le rebut, les restes, les traces, le presque rien. C’est dire le fragile, le vulnérable, le fou la folle, celles et ceux qu’on indexe comme tel.les et qu’on ne se donne pas la peine d’essayer d’écouter : rebuts, restes, déchets. Voilà les frayages et passages de l’inconscient, voilà la fragilité de la psychanalyse qui ne recule, c’est du moins ainsi qu’il reste à la théoriser toujours davantage, ni devant l’ « infra-ordinaire », ni devant « le déchet », ni devant l’innommable, ni devant les errements, ni devant les bégaiements, ni devant les boitements, ni devant l’insupportable.
Je finis maintenant en soulignant qu’à la penser en dreckologie, en accueil de ce qui vient, dans sa structure même, on doit bien en déduire, et c’est l’avenir qui s’ouvre par l’à-venir, et c’est donc le défi pour l’avenir et sans doute pas seulement l’avenir de la psychanalyse, on doit bien en déduire donc que le sujet est le collectif, que le sujet singulier est collectif jusques et y compris dans sa singularité. Et donc que la psychanalyse est elle-même un exercice collectif inventant, édifiant, portant des mondes en vue de l’existence possible de corps les uns avec les autres, les uns pas sans les autres. L’inquiétude pour l’à-venir est, en ce sens, une chance. Peut-être.