« Le sage vaut mieux que le prophète »
(Baba Batra 12a)
Dans cette page, nous allons analyser et commenter un passage du Talmud (Baba Metsia 59b).
« On enseigne qu’un four de tuiles découpées et liées avec du sable n’est pas soumis aux règles de pureté et d’impureté, telle est l’opinion de Rabbi Eliézer. Mais les sages pensent le contraire. C’est ce que l’on appelle “le four du serpent”. Pourquoi ? Parce que les rabbins ont entouré ce four d’arguments comme un serpent qui entoure un objet, et ils ont prouvé son impureté. Pourtant Rabbi Eliézer apporta tous les arguments possibles pour prouver que ce four restait pur, mais rien n’y fit. »
Jusque-là nous nous trouvons dans une classique discussion talmudique qui cherche à définir le cadre d’application de la loi d’origine divine dans les domaines de l’existence juive : le pur et l’impur, le permis et l’interdit, le contraignant et le facultatif, thèses et antithèses s’appuyant sur des analyses de versets selon une méthodologie nommée Midrash (« Recherche »).
Rabbi Eliézer, ayant été réfuté, ne se décourage point, mais va user d’autres arguments, car il a l’intime conviction d’avoir raison. Puisque la logique du raisonnement ne suffit pas à convaincre, qu’à cela ne tienne, notre Rabbi possède plus d’un tour dans son sac. « Si j’ai raison, dit-il, que ce caroubier le prouve ». Aussitôt dit aussitôt fait. Et voilà notre caroubier, planté dans le jardin de la yeshiva, se déplaçant de cent coudées (certains journalistes pro-Eliézer affirmeront même quatre cents coudées). Réaction platonique des rabbins : « On n’apporte pas de preuve des caroubiers, cher collègue.
– Que le fleuve qui coule près de notre maison d’étude, le prouve, annonce Rabbi Eliézer, qui n’a rien à envier à Harry Potter. Et voilà le cours d’eau qui remonte son lit.
– Les cours d’eau ne prouvent rien, répondent les rabbins placides (on en aurait même surpris un ou deux en train de bâiller).
– Pas de problème, déclare Rabbi Eliézer, si j’ai raison que les murs de la maison d’étude le prouvent. Et voilà que les murs commencent à s’incliner au risque d’écraser les disciples de sages. C’en est trop pour Rabbi Josué, auditeur attentif depuis le début de la séance.
– Eh bien puisque les murs ont des oreilles, ils vont m’entendre : ô murs si les disciples de sages discutent de la halakha (du rituel) en quoi cela vous concerne-t-il ? Les murs en devinrent confus, sans que l’on sache s’ils virèrent au rouge de honte, mais ils ne s’écroulèrent pas par respect pour Rabbi Josué, pas plus qu’ils ne se redressèrent pas par respect pour Rabbi Eliézer. Et, conclut le Talmud, ils continuent de garder la pose entre les deux avis. Voilà ce qu’il en coûte de s’immiscer dans les discussions de sages : rester figés entre ciel et terre !
Rabbi Eliézer ne s’avoue toujours pas vaincu. Certes, il sait que le miracle ne prouve rien aux yeux du judaïsme, mais il demeure une preuve indéniable: la voix de Dieu.
– Si j’ai raison, Rabbotaï, que le Ciel le confirme !
Aussitôt une voix céleste traverse la yeshiva et tous entendent comme un écho du Sinaï : « Qu’avez-vous à vous en prendre à Rabbi Eliézer, alors que son jugement prévaut en tout dans la halakha ! »
Et voilà encore Rabbi Josué (porte-parole du syndicat rabbinique) qui, se levant d’un bond devant ses amis, clame le verset biblique : « Elle (la Torah) n’est plus dans les Cieux » (Deutéronome 30, 12).
Autrement dit la Torah ayant été donnée aux hommes, il n’y a plus lieu de tenir compte des prophéties ou des inspirations contredisant les principes révélés. Les thèses, les merveilles, les voix divines, les apparitions restent assujetties à la cohérence du discours prophétique et à la liberté de l’homme qui interprète.
Quand, plus tard, Rabbi Nathan rencontra le prophète Élie, il lui demanda quelle fut la réaction de Dieu devant l’audace de Rabbi Josué.
« Ne t’inquiète pas, Le Saint, béni soit-Il, a ri de bon cœur en disant : Mes enfants M’ont vaincu, Mes enfants M’ont vaincu. »
Dieu fait des miracles pour l’homme, l’homme fait rire Dieu. Monde idéal où chacun assume son être authentique. Et « le sage vaut mieux que le prophète », en d’autres termes la critique religieuse se situe au-dessus de la religion elle-même, parce qu’elle la situe à l’échelle humaine. Récit éclairant à méditer en ces temps obscurs où Dieu nous fait pleurer.
Ce passage du Talmud a fait l’objet de la première rencontre de L’Atelier Tenou’a.
Vous pouvez en retrouver l’interprétation du rabbin Delphine Horvilleur sur le site tenoua.org