“Quand on milite contre l’antisémitisme, on milite contre tous les antisémites, non?” 

Témoignage

Joseph* a presque 30 ans, il est artiste. Depuis qu’il a l’âge de voter, il évolue à gauche, sans vraiment militer sur le terrain, mais en construisant un discours critique, un discours qui se fonde sur une étude approfondie et continue de l’histoire politique, de France notamment. Son père, juif ashkénaze, est habité par le désespoir et par le dégoût d’une certaine gauche. Après la “victoire” du RN aux élections européennes et la formation d’un nouveau “Front Populaire” (réunissant la FI, le PS, le PCF et les Verts) en réaction à l’annonce d’élections législatives anticipées (30 juin et 7 juillet), quel pourrait être le vote de son père? D’extrême droite? Dans ce chaos prématuré, comment se parler? Quoi dire pour ne pas envenimer les malentendus? Témoignage. 

Mon père est un fils de survivants des camps. Ses parents étaient des Juifs de l’Est yiddishophones, qui se sont installés après la guerre dans le Marais pour monter une affaire de tailleur-grossiste. Comme beaucoup de Juifs ashkénazes de l’époque. Je n’ai pas toujours connu leur histoire mais j’ai toujours su que mes grands-parents avaient vécu quelque chose de grave. 

Adolescent, j’habitais avec mon père et ma grand-mère, à Paris. Nous avions un rapport au judaïsme assez particulier. Comment le décrire? C’était un judaïsme assez traditionnel ponctué par les repas de shabbat tous les vendredis soirs. 
Au collège-lycée, j’ai toujours été identifié comme juif, je ne m’en cachais pas, j’en parlais librement: je suis né dans une famille de Juifs donc je suis juif. Au collège, je suis victime d’un harcèlement, antisémite: on m’associe à l’argent, au pouvoir, on multiplie les blagues sur les camps, on me surnomme “l’ours juif” parce que je suis “gros et juif”. Mon identité juive m’est volée. Comment réagir? Avec mon cerveau d’ado, je décide de prendre le large, de ne plus me considérer juif. Mon père ne le comprend pas, il pense que je renie mon identité juive. Mais, non, c’est autre chose. 

Après le bac, je m’installe seul dans un studio. Je ne me considère pas juif au sens de la religion, je me considère comme le fils de mon père, le petit-fils de mes grands-parents. Je ne parle plus tellement de mes origines juives. Que les autres s’occupent de leurs oignons. 

J’ai 19 ans, on enterre ma grand-mère. Mon identité juive refait surface. La Shoah aussi. Je comprends que je suis né dans une famille de survivants, que le traumatisme se passe de génération en génération, que mon père fait partie des traumatisés. Qu’est-ce que ça veut dire être un descendant de survivants? Qu’est-ce que ça veut dire “être juif”?

En 2017, j’ai 20 ans, je vote pour la première fois. Je me considère comme une personne de gauche, j’ai toujours été aligné avec les présupposés de la gauche; je n’adhère pas, pour autant, à un parti. Je vis dans une coloc, on échange, on réfléchit ensemble, je lis les programmes des candidats, je participe aux manifestations les plus fédératrices, j’essaie de prendre ma citoyenneté au sérieux. À l’époque, je trouve que le programme de la France insoumise est le plus convaincant. Par défaut. Avec mon père, on en discute un peu. Il m’assure que Mélenchon est antisémite, que son parti l’est tout autant. 

Je termine mes études, j’ai envie d’en savoir plus, de me lancer dans des recherches sur l’histoire des Juifs, sur l’histoire de l’antisémitisme. C’est aussi le moment où je commence vraiment à étudier la chose politique, à lire beaucoup. Je suis fasciné par le personnage de Léon Blum, et en particulier par son discours au Congrès de Tours en 1920. Léon Blum, en s’opposant à Lénine, rappelle l’importance de “l’entente au sein du désaccord” et propose le socialisme comme horizon, comme une boussole politique qui oriente nos pas. 

En 2022, je suis ce que l’on pourrait nommer “le gauchiste chiant d’accord avec rien” qui pense qu’il faut de la rigueur intellectuelle et morale par rapport aux défis qu’on se poseJe suis d’accord avec certains trucs chez un peu tout le monde à gauche, mais je ne me suis jamais aligné “idéologiquement” sur aucun parti. 

En 2022, je vote à nouveau pour LFI parce que je ne vois pas quel autre parti peut battre Macron ou Le Pen. Mon antipathie pour Mélenchon décuple mais j’estime que mon vote est un moindre mal. Je sous-estimais l’importance de l’antisémitisme à gauche, son ancrage aussi. Avec le temps, je le sous-estime de moins en moins. 

Avant le 7 octobre, mon père pensait appartenir à une génération qui ne connaîtrait jamais l’antisémitisme en Europe. Même si, moi, je n’y ai jamais vraiment cru. Dès la fin des années quarante, il y a eu, de nouveau, des pogroms et des campagnes antisémites en Europe de l’Est. Dans les années cinquante-soixante, il y a eu les exils successifs des Juifs d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. En France, il y a eu l’attentat de la synagogue de Copernic, l’attentat de la rue des Rosiers, le meurtre d’Ilan Halimi, Ozar Hatorah à Toulouse, l’HyperCacher… Comment nier ces violences antisémites? Mon père, qui est né au début des années cinquante, a lui aussi été victime d’antisémitisme, il ne pouvait simplement pas le conscientiser: ses parents avaient vécu tellement pire. 

Aujourd’hui, il considère que l’extrême droite française n’est pas antisémite. Il ressent un vrai dégoût pour la gauche et, depuis le 7 octobre, il s’énerve, et désespère. Je crains que mon père, comme certains Juifs français, voyant l’antisémitisme grimper et l’attribuant exclusivement à “la gauche”, ne finisse par se dire que l’extrême droite est une option. L’extrême droite n’est jamais une option, et ce n’est pas “que” par rapport à l’antisémitisme…

Je comprends qu’il trouve la gauche antisémite, il y a de quoi, clairement. Mais, je ne comprends pas qu’il ne trouve pas l’extrême droite antisémite. 

Comment fermer les yeux sur l’extrême droite européenne massivement composée de députés néonazis et fascistes, qui sont, pour la plupart, antisémites? Il suffit de quelques minutes pour lire des enquêtes exposant clairement les accointances du RN avec toute la lie de l’extrême droite européenne. Comment une personne, comme lui, pour qui la transmission de la mémoire de la Shoah est si importante, peut-elle accorder son approbation au RN? S’il critique uniquement la gauche, serait-ce par dogmatisme? Et d’ailleurs, à gauche, la lutte contre l’antisémitisme n’est pas une cause perdue, il y a des gens qui s’en emparent, et, j’en fais partie. 

Si j’en avais la possibilité, je lui demanderais: es-tu si certain que ça que tu souhaites voter pour ce parti? Es-tu si certain que ça que ce parti n’est pas antisémite? Essaie d’oublier que je suis un “gauchiste”, et réponds-moi franchement: est-ce que tu es prêt à donner ton vote à ce parti, à son présent, mais aussi, à son histoire, et à tout ce que cela représente? 
Viens, on prend le temps, on met nos certitudes de côté pour se poser des questions. Sans essayer d’y répondre. Sans nous diviser. Sans faire partie d’un “camp”. S’accorder sur le désaccord, c’est l’un des fondements du judaïsme, non?

*Joseph a souhaité garder l’anonymat