Quelques mots d’un (apprenti) hérétique

Il est une chose très déconcertante, et c’est la communication moderne qui me l’a fait comprendre – comme d’ailleurs à beaucoup d’autres : grâce aux réseaux sociaux, je me connais mieux, je sais en effet que je suis tout, ou plutôt, à force d’être tout, à peu près rien. Les réactions à mes publications, à certaines d’entre elles tout au moins, m’ont permis de me découvrir à la fois et peut-être en même temps « gauchiste » et « réac » voire « facho », islamophobe, suppôt de Netanyahou et pourtant propalestinien et self-hating Jew, raciste antinoir et même antiséfarade, apôtre du métissage et en même temps contempteur de la race blanche, pervers, machiste, libéral, élitiste, pas-sérieux, spéciste, nationaliste, anti-France, bigot, hérétique.

De tous ces qualificatifs, un seul n’est pas complètement absurde : hérétique, je m’efforce en effet de l’être, en toute conscience. Je n’oserais dire que je le suis, ce serait là faire preuve d’une impardonnable arrogance, pis même, ce serait un contresens. Il ne s’agit pas à mes yeux de rendre compte d’un quelconque comportement objectif ou d’une norme, mais de désigner une sorte d’idéal, mieux : d’une éthique – dont la poussée se confond avec tous les désirs de mon âme (à commencer par celui d’écrire, qui revient, pour reprendre le titre d’un très beau livre d’Harold Bloom, qui doit toujours revenir à ruiner les vérités sacrées), aussi bien qu’avec ce que j’appelle mon judaïsme, irréductible, lui, à toutes les professions de foi, et même à tout écart de conduite, petit ou gros – et je n’irai d’ailleurs pas m’amuser à faire croire que les miens soient plus gros qu’ils ne sont, ce serait encore là, ma foi, jouer à l’orthodoxe et donner à mon prochain des leçons dont il n’a cure.

APPRENTI HÉRÉTIQUE ALORS, HÉRÉTIQUE EN DEVENIR.

Dans l’histoire du peuple juif, l’hérésie ne se situe pas tant à la marge qu’au centre. C’est au cœur de ses instances fondatrices, au creux de ses textes canoniques, que parle la voix de ses dissidents les plus ardents. Pourquoi les opinions de Rabbi Meïr ne lui sont-elles pas attribuées par la Mishna, pourquoi ne sont-elles pas citées en son nom comme on fait de tous les autres Sages ? Parce qu’elles sont celles de l’Autre, de son maître, Elisha, l’hérétique par excellence, ce rabbin qui déclara la guerre au Dieu d’injustice, au Dieu d’indifférence, pharisien passé épicurien, ou cynique, ou gnostique – le mystérieux archange déchu du judaïsme.

Cette réponse porte en fait plus d’un problème, car il reste que la Halakha suit généralement l’opinion de ces deux hommes, qu’en somme, quoiqu’oublié à chaque ligne, Elisha est aussi rappelé, qu’il hante pour ainsi dire le château de la Tradition, que son haleine continue de palpiter dans nos gorges de Juifs fidèles. C’est que nos hérétiques ne sont pas des Simon Mage que l’on dénigre, des Giordano Bruno, des Al Halladj dont on extirpe par le feu ou le fer la présence maléfique : ils sont de même chair et de même sang, de même souffle que les maîtres dont ils défient le regard. Aher, l’Autre est à proprement parler nous-mêmes.

DANS L’HISTOIRE DU PEUPLE JUIF, L’HÉRÉSIE NE SE SITUE PAS TANT À LA MARGE QU’AU CENTRE.

Le judaïsme n’est pas une histoire mais une contre-histoire, et cette idée a au moins deux conséquences immédiates. La première est que l’orthodoxie juive, ou ce qu’on pourrait grossièrement appeler « la droite », se trompe. Elle se trompe en ne voyant pas que le judaïsme n’est pas autre chose que ce que les Juifs, tous les Juifs, font et croient.

Seconde conséquence : le judaïsme libéral, la « gauche », se trompe aussi, en tant qu’il se veut justement histoire et – paradoxalement – orthodoxie. La très radicale affirmation de notre devoir-être hérétique ne saurait en aucun cas se retourner en catéchisme progressiste, et il n’est pas plus valable de ce point de vue, de croire au tikkoun olam (à prononcer les yeux fermés et la voix un peu tremblante s’il vous plaît) des réformés américains, qu’à la toute-puissance de la Halakha, à l’impératif de la Terre ou à celui, disons, de la pudeur.

L’intolérance est coextensive à l’orthodoxie, c’est-à-dire à l’idée d’une opinion droite. Mais l’orthodoxie peut être libérale, l’orthodoxie peut être féministe, LGBT, écolo, Reform, égalitaire. Combien de nos progressistes n’accueillent-ils pas par le mépris des élus, des sauvés, de ceux qui savent, la moindre affirmation tant soit peu conservatrice ?

Être fils d’Aher, ce que tous nous devrions nous efforcer d’être, c’est tout d’abord posséder assez de cette « conscience dans le mal » dont parle Baudelaire, pour ne pas succomber ainsi à l’arrogance, à la politique du sourire en coin. C’est assez se savoir fils de Caïn, assez se connaître amalécite, assez apprécier ses manques et ses fautes pour ne pas se mettre à prêcher le bien aux dissidents. C’est en fin de compte assez savoir qu’on n’est rien pour ne pas imposer aux autres et à un monde plus vieux que nous les misérables velléités de notre imagination.