La danse requiert une concentration maximale, une connaissance intime de son corps et de ses aptitudes mentales. Contraint par son corps dont il ne peut abolir les frontières, le danseur cherche à l’habiter pleinement en mobilisant l’ensemble de ses facultés sensorielles: « Oui, je suis présent. Et ce qui me frappe à ce moment, c’est que je ne peux aller plus loin. Comme un homme emprisonné à perpétuité – et tout lui est présent », dit Camus dans L’Été. Singulier instant, où l’esprit du danseur trouve sa raison dans le corps en mouvement. Le geste embrase le temps, qui cesse sa progression linéaire pour s’incarner dans le corps et se déployer dans l’espace. La beauté de la danse tient à cette quête mystique du geste parfait comme voie d’accès à « l’éternité » : elle densifie l’instant et menacerait de le faire éclater sans ce jeu subtil de l’artiste avec l’immédiat.
Les déclinaisons de ce jeu sont multiples et bien souvent, d’inspiration religieuse. Balancement du fidèle lors de la prière juive, qui ajoute aux scansions du texte, les tensions de son corps en mouvement. Rituels corporels imposés au Grand Prêtre à l’approche de Yom Kippour avant de pénétrer dans le Saint des Saints, de se confronter à Dieu et d’en prononcer le nom sacré. La danse participe de l’exaltation de Dieu. Elle est aux sources des trois religions abrahamiques. Ses occurrences sont nombreuses dans la Bible, parfois allusives, souvent directes. David, roi musicien et poète, danse autour de l’arche sainte avec une vigueur telle qu’elle découvre sa nudité: « David dansait de toutes ses forces devant l’Éternel ; il était vêtu d’un éphod de lin » (2Samuel 6:14). Le corps est une voie d’accès privilégiée à la transcendance. Les mouvements ritualisés induisent un état modifié de la conscience, dont les Hassidim – comme les derviches tourneurs – utilisent pleinement le potentiel inébriant.
Cette vision de la danse, transposable à de nombreuses œuvres du XXe siècle, ne peut pas décrire celle du chorégraphe israélien Ohad Naharin. Son ballet Echad mi yodeah échappe à toute tentative de classification artistique. Cette pièce transgressive, inspirée du chant de la Haggadah de Pessah, est d’une beauté saisissante. Mais cette beauté tient à sa charge critique, doublée d’une esthétique animale. Son style déjoue les codes de la danse contemporaine. Nulle quête du « geste parfait », nul « oubli de soi » en vue d’atteindre un état de conscience supérieur. La religion y est omniprésente, mais la démarche du chorégraphe est foncièrement antireligieuse.
Vêtus de noir, seize danseurs prennent appui sur des chaises disposées en demi-cercle, dont ils ne peuvent pas s’éloigner. La musique malmène leurs corps et atrophie leurs membres. Les muscles se contractent et se relâchent par intermittence, au gré des treize versets qui composent le chant religieux. Les paroles traversent les danseurs comme des décharges électriques. Leurs corps se soulèvent violemment, saisis de convulsions inquiétantes. Les danseurs ne se regardent pas, ne se touchent pas, ne manifestent aucun signe de reconnaissance mutuelle.
Les corps inertes sont affalés sur les chaises, les épaules affaissées, les têtes inclinées dans une posture de soumission. Seul un verset scandé d’une voix martiale les lie les uns aux autres: she bashamayim ouvahaarets (« Qui est aux Cieux et sur la Terre »). Leurs mouvements évoquent ceux des fidèles réunis à la synagogue. Les danseurs se couvrent le visage, se lèvent, s’inclinent et s’assoient dans un spasme collectif. Leur piété confine à la folie, leurs gestes, à l’hystérie. Ohad Naharin exprime ici une double méfiance envers le religieux et les phénomènes de groupe, qui annihilent l’homme au profit du collectif. Le rite uniformise les gestes et déshumanise les corps. Ehad mi yodea ? devient un énoncé brutal des fondements du judaïsme, martelés par des individus qui n’en comprennent pas le sens. Un danseur tombe régulièrement au sol, comme si ses gestes répétitifs consumaient son énergie. Un autre se dresse sur sa chaise pour tenter d’enrayer le cycle infernal du rituel. La ferveur religieuse, dans sa dimension ritualisée et collective, l’emporte ici sur la raison.
Le ballet produit un effet analogue sur le spectateur. Les mouvements hypnotisent l’audience. Le rythme pulsatile du chant devient obsédant. L’art comme la religion peuvent déposséder l’homme de ses facultés de jugement. La force du ballet tient à sa capacité à renvoyer dos à dos fidèles et spectateurs, inscrits dans un même registre de soumission collective. Cette œuvre composée en 1998 divise alors les mouvements religieux israéliens. Inscrite au programme des célébrations officielles du cinquantième anniversaire de l’État d’Israël, les autorités exigent des danseurs qu’ils conservent leurs vêtements sur scène. Le débat polarise la société israélienne pendant plusieurs semaines. Ohad Naharin obtient finalement gain de cause avant le début des festivités. Une phrase, prononcée en hébreu par le chorégraphe, est diffusée en guise de prélude sonore au ballet: « L’illusion de la beauté est la frontière ténue qui sépare la folie de la raison ; la panique derrière le rire, et la coexistence de la fatigue et de l’élégance ».
Naharin interroge ici subtilement la communauté, et les rituels qui façonnent les corps. Mais ce ballet marque aussi par la vigueur des danseurs de la Batsheva Company. Leurs corps évoquent les paysages minéraux qui les ont modelés, la roche nue polie par le soleil et l’aridité du désert, qui ont vu naître Ohad Naharin, fils du kibboutz, et en constituent l’une des sources d’inspiration les plus fécondes.