Quoicoubeh ! Apprendre à raconter un peu différemment

© Yael Wertheim Soen, Untitled (Tongue), 2023, oil on wood, 43×30 cm
Courtesy of the artist and Rosenfeld Gallery, Tel Aviv

ANTOINE STROBEL-DAHAN Les Juifs ont souvent été perçus comme des rebelles par essence. Pourquoi ?

DELPHINE HORVILLEUR Souvent, l’idée de la rébellion colle à la peau du judaïsme plus qu’à d’autres traditions, comme s’il y avait un élément constitutif de l’histoire du judaïsme qui avait à voir avec un questionnement de l’ordre. On avance toujours des personnalités juives, des noms juifs pour raconter comment le monde a changé, comme s’il y avait dans la pensée juive une culture du changement de paradigme.
C’est ce que raconte la blague : Jésus a dit « tout est amour », Marx a dit « tout est argent », Freud a dit « tout est sexuel » et Einstein a dit « tout est relatif ».
Mais ceci est à la fois vrai et faux, et on pourrait donner mille contre-exemples de la façon dont le judaïsme s’est attaché, dans son histoire, au contraire, à conserver, à ne pas changer.
Pour autant, il existe bien des histoires fondatrices de ruptures dans le judaïsme. À commencer par la figure du patriarche Abraham : le peuple hébreu prend racine chez un homme dont l’identité même est d’avoir quitté son identité, de s’être rebellé contre le monde de ses origines, d’avoir brisé les idoles de son père – la rébellion par essence. Nous sommes qui nous sommes, dans la tradition hébraïque, parce que nous avons comme modèle un rebelle qui, dès lors, nous demande à chaque génération par quelle rébellion nous serons ses héritiers.

ASD Moïse aussi est un rebelle. Et il y a des gens qui se rebellent contre Moïse…

DH Moïse se rebelle contre la maison dans laquelle il grandit, le palais de Pharaon. Et oui, certains tentent de se rebeller contre Moïse, ce qui ne marche pas vraiment, parce que Moïse est dans une forme de soumission à l’autorité de Dieu. Quand Korah tente de se rebeller contre Moïse, il tente de se rebeller contre Dieu. Mais le meilleur exemple d’une rébellion qui fonctionne, c’est celle des filles de Tselofhad, une rébellion féminine : à la mort de leur père, elles ne devraient pas hériter, elles se tournent contre Moïse qui en réfère à Dieu, et elles obtiennent gain de cause – elles se sont rebellées contre la loi et la loi a changé. Dans la Bible est donc inscrit quelque chose de l’ordre de la possibilité d’une sortie de la reproduction à l’identique. Et puis dans l’histoire des Juifs, on pourrait citer Spinoza pour sa rébellion à la fois contre le judaïsme et rébellion très juive. Ou le sionisme, devenu tout à fait normatif dans l’identité juive contemporaine, mais qui fut une forme de rébellion à l’égard d’une culture juive religieuse qui exige l’attente vis-à-vis du retour.

ASD Comment l’hébreu dit-il la rébellion ?

DH Le mot rébellion en hébreu fera rire les francophones : מרד mered, qui pourrait aussi bien se lire merde. Donc la rébellion hébraïque est le mot de Cambronne [ce fameux et tonitruant « Merde ! » que le général Cambronne aurait adressé à Waterloo à l’Anglais Colville le sommant de se rendre], elle est une façon de dire « Merde ! » au système, à l’héritage ou à ce qu’on croyait figé.
Ce mot de rebelle me touche personnellement, parce qu’on m’en a souvent gratifié, comme tant d’autres femmes rabbins ou de penseurs qui interrogent la tradition et les interprétations. Quand je suis confrontée à ça, je pense souvent à la petite phrase d’Amos Oz, lui aussi si souvent accusé d’être un rebelle ou même un traître : « Traître, c’est quelquefois un titre de gloire », autrement dit, quand on vous traite de rebelle ou de traître, souvenez-vous toujours à quel point vous êtes bien entouré, parce que ceux qu’on a qualifiés de rebelles sont souvent des gens qui ont changé l’Histoire.

ASD Dans la Haggada de Pessah [le récit de la sortie d’Égypte lu lors du séder], on voit quatre enfants, dont un « rebelle » [lire l’article de Rivon Krygier]. Que fait-il là ?

DH Il y a l’idée que, dans une famille juive représentative, les Sages ne veulent jamais exclure le rebelle, car sa question aussi est légitime. À la question de l’enfant « sage », on répond de façon obscure et incompréhensible, comme une façon de lui dire qu’il n’est peut-être pas si malin qu’il se perçoit. Mais du rebelle, on dit « agace-lui les dents » en référence à la phrase des prophètes « Les parents ont mangé du raisin amer mais ce sont les dents des enfants qui en ont été agacées ». Les dents agacées, pour les Sages, c’est toujours un renvoi à la responsabilité parentale, parce que la rébellion est souvent simplement le fruit des actions des ancêtres, quelque chose qui permet ou même déclenche cette rébellion. C’est une façon pour les parents de se demander s’ils n’ont pas tout à voir avec la rébellion de la génération suivante.

ASD Dans le monde juif religieux, il y a une longue liste de rébellions, qui ensuite peuvent devenir normatives, comme celle du mouvement Loubavitch, un jour qualifié de « secte » voire d’hérésie, et aujourd’hui complètement intégré au judaïsme normatif français…

DH C’est une constante de l’histoire juive et cela me fait toujours sourire lorsqu’on se raconte l’histoire juive comme si elle était faite de conservation absolue et d’inchangé. Alors qu’en fait, pratiquement tous ceux qui sont aujourd’hui reconnus comme des voix qui comptent dans le judaïsme furent en leur temps perçus comme des détracteurs. Quand Maïmonide écrit le Mishné Torah en compulsant la loi juive dans quelques ouvrages, il transgresse, aux yeux de nombre de gens de sa génération, un interdit majeur : on n’est pas censé fixer cette loi orale dans un corpus. Au Moyen Âge, la rédaction du Shoulhane Aroukh pose la même question, puisqu’elle a changé l’interprétation juive en la figeant. Et effectivement les hassidim constituent une rupture en leur temps, dans le rapport à la Loi et à la joie, et on pourrait multiplier les exemples à l’infini, percevoir à toutes les époques du judaïsme des penseurs qui ont été en rupture et qui ont fini par être perçus comme tout à fait normatifs. Comment en serait-il autrement ? Pour nier cette évolution, il faudrait être aveugle à l’Histoire dont le propre est qu’elle est constamment sous influence, parasitée par les temps et les lieux qu’elle traverse.
Toutes les pensées juives sont les produits de la rencontre d’un judaïsme ancestral avec un nouveau temps, de nouveaux concepts, qui créent de la rupture, y compris d’ailleurs à l’intérieur des mouvements progressistes et libéraux.

ASD La rébellion viendrait donc toujours contre la génération d’avant. Aujourd’hui, on assiste à de nombreuses rébellions qui, toutes, demandent des comptes à la génération précédente.

DH La rébellion pose toujours la question de la continuité intergénérationnelle, elle demande toujours ce que ça veut dire d’être un héritier. On a parfois l’illusion qu’on pourrait se débarrasser de l’héritage, comme quand on déboulonne des statues. Déboulonner une statue suggère un désir de n’avoir plus rien à voir avec ce qui nous a été transmis. Mais ça ne fonctionne pas, parce que nul n’est le fils de personne – c’est un peu le sujet de ma pièce Il n’y a pas de Ajar. On est toujours l’enfant de quelqu’un, donc on ne peut se construire que avec ou contre ces références, on ne peut pas se débarrasser de l’héritage. Quand on pose la question, comme ces jours-ci, de savoir si on peut encore produire Carmen, j’ai la conviction qu’on ne pourra pas ne pas produire Carmen parce que nous sommes les héritiers de ces récits. Alors la question posée aux nouvelles générations est comment elles vont raconter ces récits en permettant, en encourageant, en affinant la critique. Pour pouvoir critiquer, avancer et grandir, il faut commencer par reconnaître le monde qui nous a donné naissance. Il y a dans notre histoire comme un langage qui nous a construits, qui parfois parle à travers nous, parfois parle une langue qui ne nous plaît pas et que nous pouvons commencer à twister. À chaque génération, on altère le langage, on invente de nouveaux codes de langage, des slangs, de l’argot – quoicoubeh ! [demandez aux ados qui vous entourent]. On cherche des mots pour contrer le langage dont on a hérité, pour manifester le mépris des codes hérités mais ce langage twisté est quand même transmis. L’idée de s’imaginer naïvement qu’on peut créer un monde qui ne serait pas un monde hérité est une absurdité.
Romain Gary écrit dans Pseudo sous le nom d’Émile Ajar : « J’ai tout essayé pour me soustraire, mais personne n’y est arrivé, on est tous des additionnés. »
Quand on commence en sachant ça, tout va déjà beaucoup mieux : on va essayer de se soustraire aux erreurs du passé, mais en toute conscience que ces mêmes manquements nous seront reprochés. Il faut un peu d’humilité et reconnaître qu’on ne va pas faire une genèse, on ne va pas créer un monde. Les histoires dont on a hérité resteront celles qu’on transmet, mais nous apprenons à les raconter un peu différemment.

ASD Quelles sont vos rébellions du moment ?

DH Je suis en rébellion contre un certain rapt de l’héritage juif et sioniste par ceux qui sont notamment aujourd’hui au pouvoir en Israël. Certains se convainquent qu’ils sont les représentants officiels et exclusifs de la loi juive ou de l’interprétation du sionisme et, pour ma part, j’ai bien l’intention de continuer à me rebeller contre ce kidnapping idéologique.

© Dede Bandaid, 2023, Mixed Media Collage, 166 x 112 cm Courtesy of Zemack Contemporary Art, Tel Aviv – zcagallery.com