Il y a des écrivains dont j’entends la voix, toute proche à mon oreille. En français, venue de loin, murmurée, mais parfaitement audible. Aucun grand romancier, parmi ceux qui me fondent et qui vivent en moi, ne m’a provoqué cette hallucination auditive. Mais le Montaigne des Essais et le Descartes des six Méditations, comme les six Suites de Bach, j’entends leur voix. Peut-être parce qu’elles viennent de très loin et qu’elles sont profondément singulières, qu’elles s’élèvent seules, au-dessus du brouhaha des siècles. Et il y a un troisième dont j’ose à peine écrire le nom à la suite de ces auteurs profanes, c’est celui de Rashi de Troyes. Que les doctes sages et rabbins me pardonnent, mais j’entends la voix du grand commentateur de la Torah et du Talmud, comme celle d’un grand écrivain. Et l’entendant ainsi, je perçois chez lui des choses d’écrivain, des choses où le commentaire du texte sacré se double d’une voix subjective et unique qui s’adresse à moi, lectrice, toute aussi unique.
Lorsque Montaigne se retire de ses fonctions politiques dont il a tant appris et qu’entouré de ses livres, il écrit au détour d’une page, C’est une humeur melancholique, et une humeur par consequent tresennemie de ma complexion naturelle, produite par le chagrin de la solitude en laquelle il y a quelques années je m’étais jecté, qui m’a mis premierement en tête cette resverie de me mesler d’écrire. Et puis, me trouvant entièrement despourveu et vuide de toute aultre matiere, je me suis presenté moy mesme à moy pour argument et pour subject…, j’entends dans le balancement de la phrase, dans le chagrin et la solitude partagés, la voix unique de l’auteur.
Lorsque Descartes fuit l’étroitesse d’esprit de la Sorbonne et de l’Église et se réfugie en Hollande pour écrire, Et comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps soient à moi, si ce n’est peut- être que je me compare à certains insensés, de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile, qu’ils assurent constamment qu’ils sont des rois lorsqu’ils sont très pauvres, qu’ils sont vêtus d’or et de pourpre lorsqu’ils sont tout nus, ou qui s’imaginent être des cruches…, j’entends tout au long de ces méditations une pensée en devenir, qui avance à tâtons, et m’aide à devenir. Et chez tous les deux, je perçois l’humilité et l’humour de qui a conscience du peu de choses que nous sommes.
Rien de tel chez Rashi de Troyes qui ne fait pas œuvre profane, ni d’écrivain ni de philosophe, mais dont j’entends la voix dans les mots du français de son temps, un français moderne, concret, journalistique presque, qui surgit et éclôt au milieu de l’hébreu. D’une langue à l’autre, il passe avec aisance. L’une est écrite et ancienne, l’autre est orale et vivante. Où l’a-t-il apprise avec tant de précision et d’amour aussi, on le sent dans le plaisir des mots précis du français, dans la grammaire pointilleuse de l’hébreu. On dit qu’il était modeste et humble et timide même, mais où a-t-il appris tous ces mots d’artisans, tous ces mots de la réalité quotidienne dont le timide se préserve en général ? On dit qu’il était vigneron et que le soir venu, les reins cassés, il écrivait à la lueur de la chandelle ses volumes entiers de commentaires. Je l’ai cru par romantisme, je ne le crois plus.
Rashi, présumé vigneron, prend la parole pour commenter au tout début de la Genèse l’histoire de Noah, homme paisible, intègre et juste qui, soudain en sortant de l’arche, est qualifié d’« homme de la terre » qui commence par planter une vigne. Il n’aurait pas dû, écrit sévèrement Rashi, emboîtant ainsi le pas aux nombreux commentaires du Midrash Rabba. Dans la promiscuité et l’enfermement de l’arche, Noah est devenu un homme profane, apte à profaner, homme de la terre. N’aurait-il pas mieux fait de planter autre chose de plus constructif, des pousses de figuier ou d’olivier, au lieu d’une vigne ? dit le Midrash Rabba. Est-il possible que Rashi ait écrit cette phrase tout en vivant de l’exploitation ou du négoce de vignes ? Est-il lui aussi devenu homme de la terre ? On a du mal à le croire et c’est là qu’intervient la fiction pure, infondée, séduisante et dangereuse, aux yeux du même Rashi.
Nous savons qu’il a eu trois filles et qu’il les a superbement élevées et mariées, sauf peut-être Rachel, la petite dernière, qui divorce pour une raison que l’on ignore, de la même manière que l’on ignore tout de l’épouse de Rashi, alors que l’on sait tout de ses filles. Et si ?… Rashi est un jeune homme de bonne famille, fils de Yitshak, rabbin notable de Troyes. Il épouse une femme, il veut assurer le train de maison, comme le feront ses gendres. Il achète une vigne, ou il exploite une vigne, ou il fait négoce de vin, il se tue au travail et observe en même temps le monde du vin, les comices agricoles, les beuveries, l’euphorie, la grossièreté parfois, mais il n’a pas le temps et il travaille. Il étudie aussi, mais il n’écrit pas encore. Deux filles lui naissent, Yokheved et Miriam, c’est à peine s’il a le temps de les voir, de chérir sa femme au sortir des couches. La troisième naissance se passe mal, l’épouse meurt en couches ou aussitôt après. Rashi est peut-être loin, dans ses vignes, le temps de revenir chez lui, sa femme est morte. Fou de douleur et de culpabilité peut-être, il confie le bébé à une nourrice et les deux petites filles à des domestiques de confiance. Et c’est à ce moment-là que, déjà père et veuf, il part pour Worms et Mayence et se forme auprès de maîtres de renom. À son retour, sa décision est prise, maudite vigne, il ne sera plus vigneron ou négociant en vins, ce breuvage qui, s’il n’est pas maîtrisé, n’apporte que du malheur.
La Champagne vit au rythme des foires, souvent bisannuelles, et celles de Troyes sont célèbres. Rashi revient de son périple intellectuel, dégrisé, lucide, grammairien. Il aime les mots, leur précision utilitaire, son outil désormais. De la même manière, il découvre en se rendant dans les marchés et foires que les outils l’intéressent, la précision du bon outil qui permet de frapper le métal, tisser le fil, raboter le bois, distiller, tous ces travaux qui font travailler l’homme avec ses mains et faire circuler les biens manufacturés, comme circulent les mots du français champenois. Les meilleurs artisans dans chaque domaine sont dispersés dans la région, pourquoi ne pas imaginer aller chez chacun, commander et acheter les outils et les revendre à Troyes ? Fonder une grande quincaillerie en quelque sorte, un grand magasin d’outillage, comme cette merveilleuse Maison de l’outil et de la pensée ouvrière, créée au XVIIIe siècle à Troyes, qui se visite aujourd’hui et dont pratiquement chaque objet a un nom dans les gloses de Rashi.
Profession paisible, intéressante, lucrative, qui lui laisse plus de loisir désormais et qu’il consacre à élever ses trois filles le jour, et à écrire ses commentaires le soir. Retournons avec lui auprès de Noah et de sa vigne. Quand le vin est tiré, il faut le boire, dit un ancien proverbe français, peut- être aussi ancien que Rashi. Noah fait son vin, le tire, le boit, s’enivre et se dénude. Un de ses fils le voit et le profane, ses deux autres fils se détournent et le couvrent, Rashi connaît tout cela de très près, dans la vie. Le fruit béni de la vigne que l’on bénit et boit chaque semaine et à chaque fête est aussi celui qui entraîne à l’orgie et à l’inceste. Les corps se mêlent, on ne sait plus qui est qui, qui fait quoi, des femmes sont violentées, violées, on s’endort et au réveil dégrisé, des enfants monstrueux naissent parfois d’unions monstrueuses. La limite intolérable à ne pas franchir. Dans toutes les occurrences du vin et de l’ivresse dans la Torah surgit aussitôt la confusion des sexes, l’inceste, l’horreur. Rashi le sait et le voit dans les fermes et les campagnes. Des plaintes lui parviennent parfois, qu’il doit trancher, de femmes à protéger, de veuves à défendre de ce fléau. En l’absence des maris, elles sont nombreuses à faire commerce dans les foires, à tenir la maison et les comptes. Rashi les voit et les respecte.
D’autres rumeurs parviennent aussi à ses oreilles, venant d’Espagne et d’Occitanie, sur le respect de la Dame et l’amour courtois, sur ces récits des troubadours dont pucelles et belles dames sont si friandes sur les places de foires. Rashi est un homme qui écoute la rumeur de la langue, les mots et ce qu’ils disent. Il est homme moderne de son temps. Il a des filles à élever, seul, avec ce qu’il pense être le mieux pour elles. Et pour qu’elles ne deviennent pas de folles Bovary toquées de romans de chevalerie, il leur enseigne ce qu’il sait: le français et l’hébreu, la Torah et le Talmud. Des servantes voient ces grimoires ouverts sur les tables et les lutrins, elles jasent au marché, la nouvelle parvient aux oreilles de nobles familles champenoises qui ont aussi des filles à élever. On fait mander Rashi pour qu’il vienne avec ses demoiselles et partage son savoir des Écritures avec la famille. Chrétien de Troyes n’est pas encore né, les abbayes de femmes dans le sillage de Bernard de Clairvaux n’existent pas encore, Aliénor d’Aquitaine, prêtresse du fin amors, est encore trop jeune, tout cela arrivera à peine cinquante ans plus tard, mais les idées sont dans l’air et Rashi les entend sans doute et les accueille. Ses gloses ne sont pas celles d’un savant juif exclusivement enfermé dans l’étude, parmi ses disciples. Il est ouvert au monde du travail manuel, le seul qui existe à l’époque, veut élever des femmes intelligentes, instruites, indépendantes aussi, capables de tenir une maison si l’époux vient à disparaître.
Les distances sont grandes à la campagne, passe- t-il la nuit avec ses filles, invité dans un château voisin ? Chez Thibaud de Champagne ou un des futurs comtes de la région ? Savent-ils les coutumes de ces Juifs qui ne mélangent pas ceci et cela et ne mangent pas tel ou tel animal ? Ils le savent ou bien Rashi les en informe. Il ne décline pas l’invitation, il pense que ce ne serait bon pour personne. Ils étudient ensemble, en havrouta, le récit biblique éclairé par Rashi enchante les femmes. Ce respect pour Sarah et Léah et Rachel, l’amour si courtois de Jacob qui attend sept ans et encore sept ans avant de pouvoir s’unir à sa bien-aimée, autant d’histoires que les troubadours de passage pourraient leur chanter. Après l’étude, le soir à la veillée, devant la cheminée, la maîtresse de maison ou le maître sortent une fiole précieuse et des gobelets ciselés. Ils goûtent ensemble à la fine champagne, une liqueur subtile, au goût profond, qui se répand dans les veines et les dilate. C’est agréable, ça détend, ça réchauffe, ça fait du bien. Rashi observe ce moment où la détente monte vers le cerveau, c’est comme si l’écheveau bien ordonné des synapses s’emmêlait soudain, les mots coulent un peu l’un dans l’autre, les visages aussi et les sourires, un peu trop hilares. Il se lève, demande la permission de se retirer, suivi de ses filles.
Yokheved et Miriam seront des femmes accomplies, elles épouseront des hommes qui poursuivront l’œuvre d’exégèse de leur beau-père. Elles seront des interlocutrices de taille auprès des sages. Leur père les a autorisées à faire partie d’un minyan, à lire la parasha. Il n’est pas facile d’avoir toujours un quorum à la campagne. Dans la ville de Sens qui a sa rue aux Juifs, à l’ombre du clocher de la cathédrale, se trouve une maison associative dont quelques pièces font office de synagogue. Comment réunir un rabbin, dix hommes, en semaine c’est impossible. Les jours de fête, on vient d’Auxerre, Troyes envoie parfois un rabbin pour Kippour. C’est si dur d’être juif dans les petites campagnes et Rashi le sait si bien qu’il fait couler le français dans l’hébreu, l’hébreu dans le français, pour les rapprocher et les apprivoiser sans les confondre, dégrisé.
Il reste Rachel, la petite dernière, orpheline de mère, fragile peut-être. On sait qu’elle divorce. A-t-on pour coutume de consigner les causes d’un divorce dans les documents, dans le guet ? Qui était ce mari dont on ne dit rien non plus ? Était-il brutal, peu aimant, ou bien Rachel a-t-elle croisé dans une foire le regard d’un troubadour ou d’un noble lettré épris de lettres hébraïques ? Est-elle allée du côté d’un interdit du père qui ne s’autorisait la poésie que de loin en loin, comme quelques gouttes de fine champagne et qui, commentant un verset des Chroniques, Nos jours sur la terre ne sont qu’une ombre, écrira : Ni même comme l’ombre d’un arbre, ni même comme l’ombre d’un oiseau, mais seulement comme l’ombre des ailes d’une abeille qui a des ailes mais qui ne font pas d’ombre *.
* Citation empruntée à Claude Sultan dans Héritages de Rashi, éditions de l’Éclat, Paris, Tel-Aviv, 2006.