Yom Kippour 5774. Temple Beth Zion, Boston, Massachussetts. Synagogue américaine, à tous égards : escalier de marbre, que Jacob aurait peiné à gravir; colonnades inspirées du théâtre de l’Odéon, qui annoncent une tragicomédie en cinq actes imminente; capacité d’accueil excédant celle des trois synagogues réunies que je fréquente à Paris; « intérieur analogue à celui d’une église ». Mélange des genres, que relevait déjà Kafka, un soir de Kippour 1922, dans la Synagogue Alt-Neu de Prague. Les fidèles repus, pas encore repentis, sont nombreux. Les uns s’adonnent au rituel expiatoire traditionnel : analyse comparative des chaussures des voisins. Les autres somnolent déjà avec application. Léthargie préliturgique attribuable à l’ingestion massive de bagels et autres « Delicatesseen » locaux. Les femmes américaines portent kippot et tallit tandis que la sans-calotte parisienne cherche vainement « la section des femmes »… Le tout, dans une « lumière de Nouvelle Angleterre », chère à Henri Salvador, dont je ne me risquerai pas à contrefaire la voix; même à l’écrit. La pièce tarde à débuter. Quelques figurants manquent à l’appel. Gide n’est pas loin (pas ses Nourritures) : « Nathanaël, je te parlerai des attentes », si poétiques, si fécondes, si… inspirées des Évangiles. « Votre visage m’est étranger. Êtes-vous l’un de ces Juifs de Kippour, dont la venue est moins régulière que celle du Messie ? » me demande un fidèle dont j’ai usurpé la chaise. Je n’ai pas cet honneur, non. « Vous fréquentez les synagogues libérales, le Shabbat ? ». Naturellement, les hallot y sont excellentes. « Kol Nidré is my personal favorite ! » me confie-t-il avec enthousiasme. J’acquiesce poliment. Pas mauvais, dans le genre blockbuster inaugural à large diffusion, assuré d’obtenir les faveurs d’une audience en quête de sensations fortes. Ses premières mesures se font entendre. Le Hazzan l’entonne à la manière de l’officiant du Rivage des Syrtes : « Il portait la robe blanche des couvents du Sud et quelque chose en lui – son regard myope et voilé, d’une douceur lointaine et en même temps d’une concentration maniaque parlait de ces redoutables visionnaires ». Le Sefer Torah est porté au milieu des fidèles, qui l’embrassent du bout des livres et non des lèvres, pudeur anglo-saxonne oblige. Les Piyutim succèdent aux prières statutaires et Seli’hot de circonstance. Le Ki hiné kashomer (voici telle la glaise) ne perd rien de sa beauté lyrique. Victor Hugo faisait pétrir le limon par l’« être ineffable ». Pour Paul Celan, « Personne ne nous pétrira de nouveau de terre et d’argile, personne ne soufflera la parole sur notre poussière, Personne ».
Je leur préfère le Yizkor, plus intimiste, joué à guichets fermés auprès de quelques initiés, sans fioriture ni théâtralisation excessive. La lettre même du texte m’est longtemps restée inconnue. Je « dois » sa lecture au décès prématuré d’un ami, dont les vingt-cinq printemps sentaient bon le sel marin de Bretagne. Sa gentillesse réhabilitait à mes yeux la légende hassidique des Tsadikim Nistarim, ou « trente-six Justes », garants de l’ordre du monde, dont il était une version celte non moins crédible. « Zakhor ! » Injonction au souvenir inhérente à l’éducation juive, que j’ai fait véritablement mienne à cette occasion. Ses occurrences sont nombreuses dans la Bible, notamment dans le Deutéronome et le Livre des Prophètes : « Souvenez-vous des jours d’antan, repassez les années de génération en génération » (Deutéronome 32:7) ou encore « Rappelle toi ces choses, Jacob, Israël ! Car tu es mon serviteur, je t’ai formé, tu es pour moi un serviteur, Israël, tu ne m’oublieras pas ! (Isaïe, 44:21).
L’historien Yoseph Hayim Yerushalmi en a recensé près de cent soixante-dix neuf dans le texte biblique (Cantique des cantiques exclu, qui comporte pourtant quelques exhortations croustillantes au souvenir, formulées à demi-mot). Personne n’ignore le martelé « Souvenez-vous que vous étiez esclaves en Égypte ». Certains connaissent le conseil, moins plébiscité mais sans doute plus poignant du Livre de Job : « Car demande à la génération précédente, et sois attentif à l’expérience de leurs pères puisque nous sommes d’hier et ne savons pas, puisque nos jours sur terre sont une ombre, n’est-ce pas eux qui t’instruiront, qui te parleront ? » (Job 8:8). Hypermnésie collective, commune aux descendants d’Abraham, de chair et de papier, dont les personnages de Romain Gary ou d’André Schwarz-Bart sont des exemples attendrissants. La prière du Yizkor ménage une place centrale au souvenir. Ses premières phrases, selon la traduction offerte par le rite libéral, en portent l’empreinte indélébile : « Vous vous souviendrez. Le souvenir est chose douce. Il apporte une fraîcheur à l’âme aride, il enveloppe le cœur d’une caresse qui berce et apaise, il couronne le front de sérénité. Le souvenir est chose pieuse. Il est l’autel élevé dans le sanctuaire intime où la fidélité apporte sa quotidienne offrande. Il fait que quelque chose des chers absents s’associe à nos œuvres, survit et continue d’agir. Il fait que nous sommes un peu de ce qu’ils furent (…) ».
Injonction au souvenir, adressée au fidèle et à Dieu, le Yizkor assume des fonctions plurielles. Il permet de renouer avec la Communauté d’Israël, dispersée dans l’espace et dans le temps. Il réconforte les endeuillés et les rappelle à leur devoir de transmission. La mort n’offre aucune prise à laquelle l’entendement puisse se rattacher, comme le rappelle le philosophe Vladimir Jankélevitch.
Si la prière juive n’élucide pas son mystère, l’effort mémoriel collectif auquel elle incite en allège la nature proprement scandaleuse et insondable, en désamorce la violence, en déjoue les effets neutralisants sur ceux qu’elle épargne temporairement. Invoquer la mémoire des défunts selon des pratiques codifiées permet à leurs proches de dépasser l’aphasie, sinon l’hébétude auxquelles ils seraient autrement condamnés. La prière (r)anime les disparus et les vivants, associant les premiers à l’œuvre des seconds. L’absence ainsi formalisée par le rite se meut en présence discrète et oserais-je dire, permanente donc « immortelle ». Le souvenir peut se passer du rite pour s’épanouir au creux de l’intime. La prière n’est pas indispensable au recueillement. Si la mémoire peut s’affranchir de l’acte de foi, la prière collective n’en constitue pas moins un vecteur puissant. Entonné de concert par des voix disparates, le Yizkor unit les orphelins aux défunts selon un axe intergénérationnel, comme il fédère les premiers entre eux pour en diluer la peine, autrement plus inconsolable.
Cette polyphonie allège autant qu’elle contraint : elle rappelle les amnésiques potentiels à l’ordre et les renvoie à leur responsabilité première, celle du souvenir et à son corollaire, la transmission. Ainsi ritualisée, confinée aux marges de la vie religieuse et profane et par là-même préservée, la pensée allusive ou formalisée de la mort permet d’en apprivoiser l’altérité, d’en réduire la part de mystère et d’étrangeté. Le souvenir, quant à lui, façonne continuellement l’identité personnelle autant qu’il la détermine. Il en est l’étoffe, le substrat premier, la matière insécable permettant à l’individualité de se constituer sur un sol autrement trop friable. S’il est ardu de penser la disparition, est-ce comme le suggère le texte du Yizkor, parce que les notions même d’absence, d’anéantissement n’ont pas entièrement lieu d’être ? L’être de mémoire est un maillon qui donne à voir ce qu’il l’a précédé et augure ce qui lui succédera : « le souvenir est chose puissante. Il est l’invisible nœud qui lie les unes aux autres les générations qui se succèdent, il nous marque du sceau des responsabilités solidaires et ainsi nous fait veiller à ce que le flambeau allumé se transmette et ne s’éteigne point ». Au texte de conclure : « la vraie mort, c’est l’oubli ».
1. Franz Kafka, Journal.
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2. Henri Salvador, « Jardin d’hiver », Chambre avec vue, 2000.
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3. André Gide, Les Nourritures terrestres, 1897.
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4. Julien Gracq, Le Rivage des Syrtes, 1951.
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5. Victor Hugo, Les Contemplations, 1856.
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6. Paul Celan, « Psalm » in Die Niemandsrose, 1979.
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7. Yoseph Hayim Yerushalmi, Zakhor, 1982.
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8. Vladimir Jankélévitch, La mort, 1977.