Hitler. Ce patronyme figure le repoussoir universel. Au point que le Führer semble venir de nulle part, génération spontanée du mal absolu.
Bien-sûr, au-delà des manipulations de la propagande nazie et des rumeurs fantaisistes, il existe des informations historiques sur la famille et l’enfance de celui qui sera quelques années plus tard à la tête du Troisième Reich. Dans son dernier livre, Dans le ventre de Klara, Régis Jauffret se saisit de ces quelques éléments biographiques avérés sur Adolf Hitler et sa famille pour en faire un texte d’une implacable puissance.
La mère d’Hitler, Klara, prend la parole dans l’espace où dure sa grossesse, entre juillet 1888 et avril 1889. A priori, on a envie de se méfier du projet. On a tort. Il ne s’agit pas ici d’élucubrations douteuses d’un biographe en mal d’inspiration mais bien de littérature. Régis Jauffret reprend et creuse impitoyablement les techniques narratives à l’œuvre depuis ses premiers textes: il ausculte les mesquineries qui usent, décrit les humiliations qui détruisent, dissèque la folie qui ronge.
Dès son préambule, Dans le ventre de Klara est placé sous le signe de l’inceste et de l’animalité, contaminé par une religion de la superstition et de la terreur. En une touche brève, allusive presque dans ces premières lignes, la Shoah est déjà là. Le lecteur peine à y croire. Pourtant, presque inaperçue d’abord, son ombre ne va cesser de grandir pour tout envahir, la précision soudaine des termes nous sautant alors au visage. Pas littéralement de prémonition du désastre dans ces lignes mais plutôt une folie morbide et inexorable, des images d’un chaos sans remède et qui vont s’emparer chaque jour un peu plus de Klara. Les ruptures narratives sont brutales: l’extermination apparaît au cœur d’une phrase au mépris de la syntaxe et du sens, elle jaillit au détour d’une association d’idées, d’une asphyxie.
L’étouffement progresse alors que la vie pathétique de Klara nous est peu à peu dévoilée. Violée et terrorisée par son mari qui est aussi son oncle, tyrannisée et manipulée par le sinistre Abbé Probst, toute intimité, toute individualité lui sont refusées par les hommes. Elle n’est qu’un ventre au centre d’un univers rétréci, gagné par la pourriture, le délitement et la confusion absolue des valeurs. Les motifs classiques du decorum qui sera celui des nazis sont déjà là. Antisémitisme chrétien, obsession de la pureté et de l’ordre, fracas des train et zèle des fonctionnaires: tout fermente.
Et les Juifs? Ils vivent également là, dans cette bourgade autrichienne mais ils en sont sans en être. Détendeurs de la raison face à l’obscurantisme et porteurs de coutumes incompréhensibles pour leurs voisins, ils font l’objet de tous les fantasmes des villageois.
Alors que son ventre s’arrondit, Klara devient folle, les mots s’emparent d’elle: il la dévore. Entre folie de l’écriture et écriture de la folie, elle perd pied. Quels éclairs de lucidité jaillissent: “Notre famille est pleine de fous. Des êtres enfermés dans des chalets perdus dans la montagne, dans de profondes caves et quand on les entendait crier même s’il était minuit tout le monde faisait semblant de croire que le coq chantait”.
Alors qu’elle vient d’accoucher, Klara bascule dans un hors-temps douloureux, toute délivrance lui sera à jamais interdite: “J’aurai pu l’étouffer [le nourrisson], l’empoisonner le poignarder dans son sommeil au lieu de le couvrir d’amour le couver le veiller la nuit quand il avait pris froid et je demeurerai à jamais coupable de l’avoir porté”.