J’habite à cinquante mètres du théâtre de la Colline, à Paris. Pendant des mois, la frustration a été intense. À chaque fois que je passais devant sa grande façade de verre, mon cœur se serrait un peu. Tous ces spectacles interrompus. Tous ces visages qui ne s’éclairaient plus. Tous ces voyages avortés.
Non content de clouer nos corps sur place, cette saleté de virus aura aussi voulu enchaîner nos imaginaires. Finies les histoires, goodbye conteurs et conteuses, adieu comédiens, musiciens, magiciens qui pendant près d’un an ont cessé d’arriver, nous laissant rivés à la grisaille de notre quotidien.
Pendant ce long hiver dont nous sortons à peine, j’ai eu le sentiment que mon univers mental rétrécissait. Bien sûr, il y avait les livres. Bien sûr, il y avait Netflix. Mais dans ce monde asséchant où la distance s’était imposée comme nouvelle norme, la présence des corps et des voix, l’intimité du lien, la vérité de la rencontre que seul permet vraiment le théâtre me manquaient peut-être encore un peu plus que tout le reste.
Car avec la fermeture des théâtres, c’est la plus belle partie de notre humanité qui a été mise sur pause. Notre capacité, par l’imagination, par l’empathie, à nous mettre à la place de l’autre. À être l’autre, le temps d’une représentation et, on peut l’espérer, encore un peu au-delà. Même quand cet autre n’a en apparence aucun rapport avec nous. Même – et peut-être surtout – quand cet autre est l’ennemi, l’adversaire héréditaire et immémorial, comme souvent dans les textes de Wajdi Mouawad, directeur de la Colline 1.
Alors que les frontières vont peu à peu rouvrir et les aéroports de nouveau se remplir, je crois que ce sont avant tout les bornes de mon identité que je veux réapprendre à questionner, à brouiller, et pourquoi pas à traverser, comme la tradition hébraïque nous y invite du plus profond de son étymologie 2.Qui suis-je ? Qui est l’autre ? Qu’avons-nous de commun, et que peut-il m’enseigner sur moi-même ? Comment peut-il me transformer, me faire cheminer, m’amener là où je n’aurais jamais cru aller ? Voilà des questions que nos Sages n’auraient pas reniées et que nulle part mieux qu’au théâtre on ne peut explorer.
D’avance je me réjouis de retrouver enfin les gradins du grand théâtre, l’obscurité qui tout à coup m’arrache au temps présent et à moi-même, pour me projeter dans l’univers mental d’une quinquagénaire québécoise avocate en droit international, d’une jeune femme d’origine algérienne en quête d’identité ou d’un vieux chanteur punk cynique et désabusé. Être autre, pendant 60 à 180 minutes. Sortir du carcan de ce moi que j’ai parcouru en long en large et en travers pendant ces si longs mois. Apprécier les gestes qui, de barrières qu’ils étaient, redeviennent enfin des ponts. Traverser ces ponts. Respirer.
Alors si l’appel du large se fait aussi sentir et que mon vingtième arrondissement bien-aimé finit par me rendre un peu claustro, c’est quand même à ce voyage que j’aspire en premier. Avant le billet d’avion, la place de théâtre – comme une invitation à sortir de soi. Et si c’était ça, les vraies vacances ?
1. Singulièrement dans sa dernière pièce, Tous des oiseaux (2017), qui met en scène une histoire d’amour entre un jeune homme juif et une jeune femme arabe musulmane – appartenant tous deux à des groupes que Wajdi Mouawad, Libanais maronite, dit avoir appris, dans son enfance, à détester.
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2. Le terme qui en hébreu signifie « hébreu », ivri, veut littéralement dire « traverser »
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