Zeev Sternhell a utilisé les mots nazisme et apartheid pour parler de ce qui pourrait se produire en Israël en raison du climat politique actuel. Que vous inspire cette prise de position ?
Zeev Sternhell a droit à tout le respect et l’honneur en tant qu’intellectuel. Il est l’un des plus grands spécialistes au monde du fascisme européen et n’a certainement plus besoin de faire ses preuves scientifiques en tant qu’historien. Cela étant dit, je ne suis pas certain qu’une froide analyse scientifique historique puisse refléter pour un public non averti, c’est-à-dire les lecteurs du Monde ou de Haaretz, une réalité qui est essentiellement politique en Israël. La réalité est souvent bien plus nuancée que la science.
Je constate aussi que le professeur Sternhell est en ce moment profondément pessimiste, ce que je ne peux pas disputer, car c’est son sentiment intime qu’il a le droit d’exprimer. À titre personnel, et malgré toutes les difficultés que me pose un certain nombre de réalités israéliennes, je suis bien plus optimiste. Zeev Sternhell a raison de pointer du doigt des choses qui sont scandaleuses et dangereuses pour la démocratie israélienne mais je pense que les forces démocratiques en Israël vont finir par prendre conscience du risque et se réveiller. Cet article tourne essentiellement autour de deux personnalités politiques [Miki Zohar et Bezalel Smotrich] véritablement abominables de cynisme, d’extrémisme, de racisme, deux personnalités qui existent mais ne représentent en aucun cas « la politique israélienne » dans son ensemble.
Zeev Sternhell défend une thèse qui est fort bien servie par ces deux personnages. Mais il connaît parfaitement l’existence de toutes les personnalités politiques intègres que l’on trouve en Israël. Il ne dit cependant pas qu’Israël est devenu un pays fasciste ou nazi, mais bien que des gens comme ça lui rappellent ce qui s’est passé dans les décennies qui ont précédé la montée du nazisme. Mais le nazisme, surtout pour l’historien est une chose bien précise: le national-socialisme allemand du vingtième siècle, et c’est tout. D’autres mots comme fascisme, racisme, nationalisme extrême expriment de manière suffisamment forte le sentiment que j’ai par rapport à l’extrême-droite israélienne. Si certaines de ces tendances politiques extrêmes en Israël pouvaient se développer sans résistance, nous arriverions à un État qui pratiquerait un racisme d’État et de l’apartheid. Mais à la différence de Zeev Sternhell, je suis convaincu que ça n’arrivera pas car les forces vives de la société israélienne ne le permettront pas. Il donne l’impression de penser que tout est perdu et que nous allons fatalement dégringoler vers un avenir sombre.
Sur ce point de l’avenir du projet commun israélien, de quoi souffre l’état d’Israël aujourd’hui ?
Nous avons un gouvernement qui, avec le plus grand cynisme depuis plusieurs années, a entamé une vague de délégitimation de toute opinion différente. « La gauche, smol » est devenue une sorte d’insulte comme on dirait « sale juif » ailleurs dans le monde. Cela reflète une stratégie politique de clivage, c’est-à-dire que ces dernières années ont vu le projet commun israélien pâlir et fléchir pour laisser place à une société fissurée, divisée en tribus politiques, économiques, ethniques, religieuses. Et les membres des différentes tribus ne peuvent plus se parler entre eux. Aujourd’hui et c’est tragique, la seule situation dans laquelle on voit renaître cette communauté de destin, c’est quand il y a une tragédie : guerre, attentats, morts. En dehors de ça, il n’y a plus de discussion raisonnable entre ceux qui ont des opinions différentes, il ne reste que l’insulte. Ça a pourtant toujours été la fierté de la société israélienne que d’être une sorte de puzzle de tant de composantes différentes qui fusionnaient pour former « la société israélienne » autour d’une idée fondamentale commune.
Pensez-vous que zeev sternhell a voulu « provoquer une réaction » ?
Il me semble plutôt qu’il a écrit précisément ce qu’il pense en ce moment particulier. Il est pessimiste et alarmiste et c’est peut-être son rôle d’intellectuel que d’appeler au réveil de la société israélienne. Il avertit du danger vers lequel nous courons avec des mots qui ne sont pas les miens mais qui ne sont pas pour autant totalement imaginaires. Il décrit de vraies réalités sur ce qui se passe dans les territoires, sur l’attitude de la majorité juive par rapport à la minorité arabe en Israël ou aux Africains qui sont venus ici.
Propos recueillis par Antoine Strobel-Dahan